samedi 31 octobre 2009

Pépère est de retour

Comme annoncé, il y a des mois, vous trouverez un post plus bas les folles aventures de Pépère.
Ce n'est pas sans une certaine joie que je met fin à ma longue cohabitation avec ce personnage si peu fait pour la cohabitation.

Un amour de Pépère


Qu’est-ce que c’est que cet esclavage ?!

Ce soir, Pépère était mal.

Le travail était fini et pourtant il devait rester au travail !

La cinquantaine lui était venue quelques mois plus tôt et il s'en était trouvé fort dépourvu. Le bilan pour ce qui le concernait, était plutôt sombre. Depuis le temps, de plus en plus reculé, de ses premiers poils, il s'était vu écrivain. Mais il n'avait rien produit. Pas le moindre vermisseau de livre... Pas même un que les éditeurs auraient refusé et qui serait resté dans ses tiroirs. Rien…Quelques pages à peine, jamais plus de trois... Des débuts... Toujours les mêmes... Des types oisifs qui lui ressemblaient, buvaient des coups et regardaient le monde de haut.

Alors quoi? Il avait donné sa mesure? Plus rien à espérer en termes de réalisation personnelle?

Adieu donc aux rêves d'écriture! Adieu à une certaine idée de lui-même! Il s'était trompé du tout au tout? Il fallait lâcher prise? Se résigner?

Oui.

Telle fut sa conclusion. Pépère s'en trouva mal, un moment et puis cela passa. Mais le fait qu'une pilule aussi amère finisse par passer, le fait que mourir à lui-même ne le fasse pas mourir, le rendit mal à nouveau.

Qui était –il donc au bout du compte ?

Rien, un organisme …

Pendant un certain temps, il se tortura avec le sentiment de sa propre vacuité, puis cela aussi passa.

Il put se concentrer sur l’essentiel. Survivre.

Jusqu'à présent, il s'était débrouillé pour ne pas avoir à gagner sa vie. Il n'avait que très peu travaillé, des petits boulots seulement, juste de quoi, de loin en loin, être éligible aux indemnités assedics I et II. Le système était bien fait, quand les premières, limitées dans le temps, étaient taries, les secondes moindres mais illimitées en durée venaient prendre le relais. Agrémentant l'ordinaire grâce aux mandats de sa vieille mère, il avait réussi d'aides familiales en aides de l'Etat à tenir jusqu'à ses cinquante ans. Il avait pu en donnant un minimum de lui-même avoir une qualité de vie tout à fait convenable. Son deux pièces, au loyer maintenu insignifiant par la grâce de la loi de 1948, n'avait pas été pour rien dans cette performance.

Mais les temps avaient changé. Son propriétaire étant mort, il avait du déménager. Son loyer avait triplé. Et puis l'euro, ce maudit euro était venu. La perte d'une perception fine des prix avait achevé de balayer le miracle de son équilibre budgétaire. Ses dettes avaient pris un tour abyssal.

Comment augmenter ses revenus? Il avait eu beau chercher, il ne lui était resté comme seule solution que de trouver un emploi. Accablé par une telle extrémité, il avait délégué à sa mère le soin de mener les recherches.

Celle-ci qui avait fait des ménages chez un chef d'entreprise durant plus de trente ans avait par sa fidélité (un peu canine trouvait Pépère) et par son ardeur au travail, gagné la reconnaissance de son employeur qui la lui témoigna en recommandant son peu recommandable de fils à un de ses pairs, gérant d’une petite association.

Lors de l’entretien d’embauche, Pépère un peu inquiet, engoncé dans une veste achetée il y a dix ans pour le mariage d’un cousin, se retrouva dans la pénombre d’un vaste bureau face à un vieillard jugé sur un fauteuil en cuir. Peu habitué à l’exercice, il eût quelques instants de bredouillement mais à partir d’une question portant sur ses motivations, il trouva un second souffle et réussit à improviser sur son attachement à la valeur travail et sur le bonheur qu’il éprouvait à l’idée d’échapper au cercle infernal du chômage. Découvrant ce qu’il disait au moment où les mots sortaient de sa bouche, Il se jugea brillant et ne douta pas que cette appréciation fut partagée par le recruteur. Celui-ci d’ailleurs hochait la tête à chacune de ses sorties comme s’il les trouvait absolument admirables. Fier de s’être trouvé des ressources qu’il ne se soupçonnait pas, soulagé de constater que jouer la normalité soit si simple, Pépère s’en vanta à sa mère qui, loin de l’en féliciter, manifesta cette inquiétude exaspérante, qu’elle manifestait toujours quand il prenait une initiative.

Pourquoi tu fais des discours ?

Il m’a posé des questions ! J’allais pas répondre en langue des signes !

Les gens sont pas cons tu sais.

Mais il fût agréé. Sans doute avait-il effectivement produit une bonne impression ou sans doute que la recommandation dont il bénéficiait était plus forte que tout ce qu’il aurait pu dire ou faire.

Et c'est ainsi que Pépère à plus de cinquante ans devint agent d'accueil, dans une structure sociale s'occupant de formation et de réinsertion professionnelle.

Pépère était mal. Travailler n’était pas simple.

Le titre d'agent d'accueil, recouvrait un ensemble considérable de besognes, répondre aux téléphone bien sûr, orienter les appels, prendre des messages, accueillir les visiteurs, les renseigner, écouter leurs doléances, éponger leur agressivité, classer des dossiers, saisir des données, faire des mailings, participer aux réunions d'équipe, en écrire les comptes-rendus préparer les salles de formation, supporter l'humeur maussade du patron...

Tout cela dépassait et de loin, les aptitudes de Pépère. Il n’avait aucune facilité. Il voulait bien faire mais il était dépourvu jusqu'à un point maladif de toute capacité d'organisation et de planification. Il naviguait à vue. Il ne prévoyait rien, remettait systématiquement à demain toute tâche ennuyeuse ou difficile, laissait le désordre gagner, préférait cacher une erreur et empirer ainsi la situation plutôt que de l'avouer, n'écoutait personne, ne lisait jamais aucune procédure, aucun document, n'était donc jamais au courant de quoique ce soit, ne comprenait rien ni à l'activité, ni au fonctionnement de la structure, et encore moins à son rapport avec l'institution et les autres organisations.

De plus, il lui manquait du gros bon sens, il n’avait pas l’intuition des situations. Devant l’imprévu, il paniquait, la peur de prendre une mauvaise décision faisait qu’il en prenait souvent de mauvaises. De même que certains ne savent pas lire une carte, il ne savait pas tirer les bons fils dans les pelotes de la réalité.

Mais Pépère ne s’arrêtait pas à si peu. Il avait l’habitude d’exploiter les failles du système pour compenser les siennes.

Cette structure vivait sur les miettes dérisoires que lui laissait l’Etat en échange de prestations d’insertion pour une population en grande difficulté. Le personnel devait se contenter de peu. L’association n’investissait pas, payait peu, n’augmentait pas, ne distribuait pas de primes, de treizième mois, de mutuelle, ne donnait aucune possibilité d’évolution. Ceux qui y entraient, abandonnaient toute espérance. Les employés étaient donc partagés en deux camps : Les idéalistes et les laissés pour compte du marché du travail.

Les uns, formateurs, conseillers, psychologues généralement travaillés par quelque nœud traumatique, se punissaient en tentant de combler le puits sans fond du malheur du monde. Les autres, des administratifs plutôt, trop âgés, trop verts, handicapés, incompétents, assis ou rancis, n’avaient pas le choix. La machine finalement grâce à l’énergie fournie par la culpabilité illimitée des uns et les efforts relatifs des autres fonctionnait.

Pépère y avait donc sa place.

D’ailleurs, pas loin du box vitré où il oeuvrait, quelques membres de cette volkstrum, qu’était là-bas l’espèce administrative, avaient fait leur nid. Une tête gominée appartenant à un jeune gommeux y faisait le pendant à la tête à moitié chauve du secrétaire de l’association. Aucune de ces deux têtes ne coûtaient bien cher à l’association, la première était en contrat d’apprentissage et l’autre bénéficiait du statut d’handicapé.

Bien qu’elles soient en permanence penchées sur l’écran de leur ordinateur, .ces têtes ne travaillaient pas beaucoup. L’apprenti consacrait ses journées à faire concurrence à l’INA et téléchargeait des séries américaines en intégralité, des films encore inédits sur les écrans, les délicieux dessins animés de son enfance et la majeure partie de la musique produite entre 1954 et 2007. Il salopait inévitablement les rares tâches que l’on osait lui confier.

Le secrétaire, frêle petit bonhomme au cœur malade, malgré qu’il eût à peine trente ans, était un rescapé de la panne de l’ascenseur social. Issu d’une cité du nord de la banlieue parisienne, où les débouchés professionnels étaient d’ordinaire en direction du deal ou de la prison, il avait, néanmoins, réussi à décrocher un BTS en gestion. L’ambition épuisée par ce succès qui contredisait toutes les statistiques, il fumait des joints à la chaîne et hantait les chats de rencontre à la recherche des sensations sexuelles que son mariage échouait à lui procurer. Il levait peu la tête, il préférait à la vie, celle qu’il vivait dans l’écran. Toujours collé à l’ordinateur, mi-homme, mi-machine, faisant cliqueter le clavier de ses étranges doigts noueux, il se montrait mutique et maussade avec les créatures du monde réel. A moins évidemment que celles-ci, jeunes stagiaires, nouvelles arrivantes, ne s’avèrent jolies. Auquel cas, il montrait une face ensoleillée, inconnue de ses autres collègues, il souriait, lançait des taquineries, rendait des services, faisait le bon camarade, s’insinuait. Se nourrissant de miettes, aperçus sournois sur un derrière rond moulé par un jean ou sur un bout de soutien-gorge dépassant d’une l’échancrure il attendait l’hypothétique ouverture, celle qui enfin lui permettrait de coucher avec une autre femme que la sienne.

Jamais ce moment n’arrivait. Sa laideur singulière, sa timidité et sa maladresse au jeu de la séduction installaient invariablement les relations dans l’amitié. Tout le monde dans l’association se gaussait de ses tentatives d’approche aussi systématiques que vaines et de la frustration sexuelle qu’elles dévoilaient.

Cette frustration avait été d’ailleurs à l’origine d’un scandale. Une stagiaire à qui depuis des semaines il jouait son numéro habituel de type super sympa s’était rendue compte, un jour qu’elle était en jupe, qu’il filmait sa culotte par le biais d’une web cam installée sous le bureau. La malheureuse, choquée s’était plainte. L’affaire avait été étouffée après qu’il se soit humilié en repentirs larmoyants auprès de la jeune femme bien sûr mais aussi auprès de divers membres du personnel dont sa responsable, le commercial, son meilleur ami au sein de l’entreprise et même Pépère qui en raison de son âge avait servi de figure paternelle et qui comme tout le monde, avait pris sa part de plaisir en admonestant un secrétaire défait, tenu de s’expliquer sur ses misérables secrets. Celui-ci pour terminer avait du promettre à sa responsable d’arrêter le shit et de commencer une psychothérapie. Bien entendu, il ne fit jamais ni l’un, ni l’autre.

Il était assez efficace puisqu’il arrivait à faire le gros de son travail dans les deux, trois heures qu'il lui accordait, laissant traîner le reste sur plusieurs semaines. Bien sûr, il commettait quelques erreurs.

Entre sa tête déplumée et celle gominée de l’apprenti allait et venait le gros ventre du commercial de la structure. Vieillissant, ne recevant aucun pourcentage sur les contrats qu’il décrochait, il s'appliquait à ramener l'exacte mesure de ce qu'il percevait, c'est à dire pas grand chose. Fébrile et désoeuvré, il passait la plus grande partie de sa journée à arpenter le bureau, guettant avec impatience le moment de rentrer chez lui.

Ses collègues, les femmes surtout, venaient volontiers le voir. Il était toujours prêt à discuter le bout de gras, à plaisanter, à recueillir et à colporter les dernières mesquineries de la direction. C’était un baby boomer. Il avait eu une vie un peu plus mouvementée que les autres, il avait voyagé de ci de là, avait mené parfois grand train. Il avait lu, écouté de la musique. Il aimait la vie, les femmes, il n’avait pas tourné trop vieux con.

Pépère cependant y allait peu, il méprisait et craignait ces gens qui trop faibles pour partir, réagissaient par l'arme du moindre effort.

Si, c'est pour rien foutre autant le faire chez soi. Pensait-il. Inactivité et ressentiment rapetissent les personnes.

Et de fait, le trio s'affublait mutuellement de surnoms désobligeants et médisait des uns et des autres pour peu qu'ils aient le dos tourné, attaquant aussi bien les compétences, le physique, les orientations sexuelles supposées, que les origines ethniques. Atmosphère masculine, riche en racisme, qui rappelait à Pépère celle de l'armée et de la pension où la connerie se réfléchissant d'homme à homme était démultipliée. C'était aussi par dégoût pour de genre de rapport que jusqu'à présent il avait fui le travail et même l'école. Il avait voulu de l'espace entre lui et les autres.

Le directeur de la structure, un "De quelque chose", était un homme chauve et jaunâtre. Malgré sa voix tonitruante et ses allures distinguées, il devait avoir quelques difficultés avec la communication car jamais il n’attaquait de front l’inertie du trio. Il préférait marquer son mécontentement par une attitude méprisante et brusque. Il était haï des trois compères et peu aimé de toute façon dans l'entreprise.

Plus comptable qu'entrepreneur, il pensait gagner de l'argent quand il n'en dépensait pas. Il rognait sur tout, sur les salaires bien sûr mais aussi sur le chauffage, l'installation électrique, l'entretien et la maintenance des bâtiments, les repas…
.
Des histoires peu reluisantes circulaient sur lui, il faisait les poubelles après le travail, récupérait les quignons de pain au restaurant, volait le bois du petit parc qui faisait le pourtour de l’entreprise ...

Pépère ne le détestait pas, il appréciait sa courtoisie et son peu de goût pour les bavardages oiseux. Il faut dire qu'avec lui, le directeur évitait tout contact prolongé et surtout toute rudesse. Sans doute sentait-il que le mélange qui le composait était hautement instable. Et puis, contrairement aux trois autres, Pépère mettait tout son coeur à l'ouvrage, il voulait bien faire.

Sa démarche lourde, toujours hâtive, son débit saccadé, sa coiffure hérissée, sa bouche entrouverte trahissaient d'ailleurs un taux de stress qui lui valait bien des moqueries dans son dos.

Pépère au boulot était comme sur une autre planète, oxygène rare, apesanteur énorme. Le moindre ruisselet lui faisait l'effet d'un fleuve déchaîné.

Il était mal.

Il ne passait pas les appels aux bonnes personnes, n'entendait pas les noms, les déformait, oubliait les messages, s'engueulait avec les clients et certains jours où tendu comme un ressort, il prenait toute sollicitation pour une agression, il faisait même peur aux visiteurs.

La pièce qui lui servait de bureau était vite devenue un capharnaüm indescriptible. Il ne savait comment, des couches de papiers, notes de service, prospectus publicitaires, comptes rendus de réunion, liste de numéros urgents, dossiers à classer, fax, courriers, mails, tableaux de chiffres, factures, notes illisibles, avaient recouvert peu à peu son espace. Il en faisait de gros tas vacillants pour tenter un semblant d'ordre. Il ne retrouvait rien, il posait les choses sur son bureau et elles disparaissaient, englouties. Parfois en cherchant un document, il en retrouvait un autre, très important, qui datait de plusieurs mois et qu'il n'avait pu traiter faute de savoir où il était. En effeuillant les couches de papiers, il remontait dans le temps et mettait à jour les traces de ses manques professionnels qui attendaient, on ne savait quel dégel.

Toute la journée, il se battait contre le monstre du chaos qui tentait de le vaincre par des appels téléphoniques incessants, des requêtes à traiter, des papiers à classer, des visiteurs qui voulaient ci et des collègues ça...

Le soir venu, après ce corps à corps avec le démon, il rentrait chez lui, il sentait la brise rafraîchir ses tempes en sueur. Il soufflait un peu.

Parfois, angoissé, mécontent, il dormait mal. Il allait être démasqué. On allait dénoncer publiquement sa crasse nullité et le chasser. L'humiliation serait telle qu'il en mourrait.

Mais les jours passaient et rien n'arrivait.

Jusqu'ici tout va bien se répétait-il comme dans le film.

Il finissait par croire que son inquiétude n'était que le produit d'une imagination déréglée par le manque de confiance. Il était peut-être beaucoup plus compétent qu'il ne le pensait. Mais dans le fond, il n’était pas dupe, il savait qu'au travail, il y avait des règles non écrites et que c'était celles-ci qui prévalaient sur les autres. Ainsi, la qualité d'un employé ne se mesurait pas à l'aune de son efficacité mais bien à l'impression qu'il produisait sur les autres.

En dépit de ses travers de possédé, il avait un bon relationnel, il savait en jouer pour flatter ou tout moins ménager les pièces influentes, la comptable en était une. Elle avait l'oreille du patron. Il écoutait donc patiemment le récit de ses sinistres week-ends de divorcée, qui comprenaient les courses à Carrefour, l'entretien du jardin et les frasques du chat. Du coup, enchantée par ces échanges où elle tenait toute la place, elle faisait remonter de bonnes vibrations sur lui. En plus, comme évidemment il était ignorant de toutes les procédures internes, elle lui facilitait les démarches, quand il voulait une avance, poser des congés payés ou récupérer un double de ses fiches de paie qu’il perdait régulièrement.

Dans l'ensemble, il était apprécié par les gens. Il ne donnait pas l’impression de se prendre au sérieux. Il avait des dehors débonnaires et patauds, une énergie brouillonne qui attiraient la sympathie.

Il faisait rire. D’abord en utilisant sa verve naturelle pour se moquer de tout et de tout le monde, mais aussi sans le faire exprès, tant avec son allure extravagante et sa nervosité grotesque, il était spectaculaire.

Et enfin il faisait peur. Il y avait chez lui une folie, un dérèglement, une absence de limite qui faisait que l'on sentait son énorme carcasse capable de tout et que l’on hésitait à lui dire quoique se soit d'un peu critique.

Ceci conjugué à la mollesse du commandement, expliquait comment Pépère, si étranger à la planète, réussissait à perdurer dans la peau d’un salarié. Il jouait sur le bouillon des sentiments pour se maintenir, jour après jour, vivant dans le monde du travail.

Ce soir, Pépère était mal.

Le boulot était fini et pourtant il devait rester au boulot!

C’est quoi cet esclavage ?! Se disait-il.

Une sorte de pot était organisé pour fêter le début de l'année alors même que tout un mois s'était écoulé depuis. Une annonce importante devant être faite, la présence de chacun était obligatoire.

Il se sentait coincé et il détestait ça ! Un mélange bizarre de colère et d'appréhension lui pesait sur le ventre. D'habitude à cette heure ci, c’était la trêve. Calé dans le RER, il s’exfiltrait de la banlieue nord, se lavant des fatigues de la journée dans les méandres d’un bon polar.

Mais pour ce soir, nib de ces réjouissances! Il était debout, les jambes lui rentrant dans le ventre, attendant comme un bon soldat que le chef arrive pour commencer la fête. Il était en retard, un conseil d'administration qui se prolongeait, paraît-il...

Disséminé par petits groupes près d'un buffet assez maigre, ses collègues, l’air emprunté, discutaient à voix basse.

Tout juste si on a pas la casquette à la main, attendant not'bon maitre. Pensa Pépère.

Un peu à l'écart des autres, trois, quatre vieillards , aussi mal fagotés que des personnages d'un feuilleton de Derrick, parlaient et riaient à grands bruits. Des huiles, s’il fallait en croire le volume sonore qu’ils se permettaient d’émettre. Sans doute quelques sommités inconnues, chefs d'entreprise, membres influents du conseil général, présidents de structure, descendues de leur Olympe.

Vieux cons. Se dit Pépère.

Il était de plus en plus colère. Rester comme cela, enfermé, sans pouvoir bouger le terrifiait et l'ulcérait. Il ne supportait pas de subir trop longtemps. Sans doute durant ces moments-là se retrouvait-il face à quelque chose de lui qu'il évitait en temps ordinaire.

Il pensa à ces réunions interminables auxquelles on le conviait au début. Il fallait rester le cul collé sur une chaise inconfortable pendant une matinée entière. Les gens y parlaient de choses hallucinantes d'ennui, les tasses après le café ne sont pas lavées, de jeunes stagiaires marchent sur les pelouses... Ils s'étendaient ensuite des minutes, des demi-heures, des heures interminables sur la façon correcte de mener certaines procédures bureautiques, sur le bilan de telle ou telle prestation, sur les rapports avec les partenaires. Souvent, le ton montait, un avis divergeant sur un point de détail, une chiure de mouche invisible aux yeux de Pépère qui de toute façon les tenait fermés, suffisait à enflammer les débats. Les protagonistes en profitaient alors pour épancher sans fin de vieilles rancoeurs inguérissables. Ce qui sidérait le plus Pépère c'était que certains semblaient prendre du plaisir à ces séances. Lui, les yeux fixés sur les aiguilles de la pendule qui n'avançaient pas, bouillait comme dans une marmite et croyait mourir. Il envoyait des signes si clairs, soupirs bruyants, grattements spasmodiques, visage accablé, agitation nerveuse, qu’à son grand soulagement, l'on finit par se passer de sa présence.

Pépère poussa son gros ventre en direction des tables. Personne n'osait se servir et cela contribuait encore à faire monter son agacement. Il prit un des amuse-gueule, une vague croûte recouverte de pâté et le renifla.

Ca pue des pieds dit-il à la comptable qui le regardait. Il le reposa d'un air dégoûté.

Elle pouffa, ravie comme toujours, quand il attaquait l'entreprise. Il se permettait de dire et de faire des choses qu'elle n'aurait jamais osé, même si après trente ans de bons et loyaux services, elle avait accumulé un taux de frustration largement supérieur au seuil tolérable.

Pépère considéra ses cheveux gris, son visage masculin au menton lourd, sa silhouette épaisse et balaya d'un coup d'oeil rapide le reste de l'assemblée.

Qu'est ce que les gens sont laids ici! Pensa-t-il

Il leur en voulait. Ces faces ingrates, ces chairs molles, ces derrières débordants de mammifère, dénotaient un singulier manque d’âme.

Ils se contentent de vivre diagnostiqua-t-il, se racontant ainsi, par le creux, que lui était d’une essence différente.

Heureusement, il se reprenait vite. Allons! S'il était ici, sur ce coin particulier de la planète, à cette minute précise, c'est qu'il était exactement à sa place. Et quand il parlait des autres, il parlait de lui. Plus la peine de faire de la littérature.

Pépère devait se réguler, il n'avait pas encore tout à fait atteint la sagesse.

Il est toujours pas là, Nosferatu? Lança-t-il tout à trac à la comptable, désignant par là, son employeur qui justement était derrière lui en train d'ouvrir la porte.

Pépère comprit à la mine figée de sa collègue qu’il avait fait une gaffe.

Il se retourna et aperçu alors son patron qui, le visage impassible, passait devant lui pour prendre le milieu de la salle. Pépère s'en voulut un peu de sa plaisanterie. Il n'aimait pas spécialement blesser les gens. Surtout qu'il avait une manière de sympathie pour la distance courtoise de cet homme.

L’autre, se gardant de faire montre de quoique ce soit, commença par s’excuser de son retard et remercia les personnes pour leur présence.

Comme si on avait le choix pensa Pépère.

L’employeur poursuivit en parlant du dévouement, du sens de la mission qui habitait les salariés et de l'excellence du travail qui était fait par chacun. Pépère se sentit d'abord flatté et rassuré d'être englobé dans ce compliment puis il loucha sur son côté gauche, là où était le clan des bras cassés, il regarda l'air atone du secrétaire, le ventre du commercial, constata l’absence de l’apprenti et comprit que cela ne voulait rien dire. Un reste de fierté continua cependant de pétiller en lui.

Puis son patron évoqua la conjoncture qui était très défavorable, les budgets de l'Etat en réduction, les prestations que la structure ne cessait de perdre et leurs frais qui grossissaient comme une tumeur maligne. L'argent sortait à flot mais ne revenait pas... Bref, le navire menaçait de sombrer, il fallait tailler dans le vif des dépenses, et adieu donc encore pour cette année aux augmentations, primes et autres veaux, vaches, cochons...

Adieu aussi aux dépenses effrénées de fournitures, ces cartouches d’imprimante, feuilles A4, stylos, gommes, timbres, post-it, trombones, que chacun consommait à profusion. S’ils voulaient préserver leur emploi, les gens devraient travailler beaucoup plus mais coûter beaucoup moins.

Programme exaltant se dit Pépère.

Mais comme il ne s'attendait à rien, à part à être humilié publiquement pour son incompétence, il fut plutôt soulagé. Les autres étaient bizarrement passifs. C'est le moment de gueuler pourtant pensait Pépère. Mais personne ne bronchait. Pépère se sentaient tout à fait détaché de ses enjeux, pouvoir toucher un salaire en échange de ses apprentissages par l'erreur lui paraissait suffisamment inespéré pour qu'il s'en contente.

Puis le directeur eût une espèce de sourire qui découvrit des dents aussi jaunes que son teint et annonça une nouvelle arrivante. Il s'effaça, une jeune femme apparût. Un murmure parcourut l’assemblée.

Elle était jolie!

Pépère, que reprenait la posture du poète en exil, se dépêcha d’y voir quelque chose de la beauté du monde, un écho de cette vraie vie qui, très certainement, quelque part, loin de ce désert, pétaradait comme un ciel bleu.

Elle était assez petite, et malgré qu’elle porta encore sur son visage fin, les joues rondes de l'enfance, elle avait un air très volontaire. Sa bouche était adorable. La lèvre du haut, déliée, au dessin délicat, composait avec celle du bas plus moelleuse, une moue de gamine sensuelle et butée. Il y a un veinard qui embrasse ces pétales pensa Pépère en soupirant. Elle posa son regard sur lui et il eût l’impression d’être traversé, sondé par le faisceau lumineux des yeux de la statue de Metropolis.

Elle ne m’aime pas. Pensa-t-il.

Sans y être invitée d'avantage, elle prit la parole. Ce qu'elle dit n'eût rien d’extraordinaire mais Pépère y entendit l'intelligence claquer comme un drapeau au vent. Ses phrases étaient des balles, pensée claire, vocabulaire précis, diction au cordeau.

Elle était dans l'association pour y faire un stage pratique. En congé individuel de formation, elle préparait un diplôme dans une spécialité totalement inconnue de Pépère.

Les Ressources Humaines.

Ensuite, tranquillement, sans paraître craindre le hors sujet, elle bifurqua vers des choses plus intimes.

A l’âge de dix-huit ans, elle avait décidé brusquement de ne plus passer son bac car son avenir lui paraissait trop balisé. Elle avait donc arrêté ses études au grand dam de ses parents et était rentrée dans la vie professionnelle.

La comptable regarda Pépère d'un air narquois, pour lui signifier que la nouvelle s'étendait trop. Mais Pépère l'ignora. Une limace sur une rose. Il comprenait à mille pour cent la jeune femme. Elle parlait une langue selon son coeur.

Elle était devenue vendeuse à la FNAC et après dix ans, elle avait mesuré l'impasse de sa carrière. Elle avait donc voulu reprendre des études et passer un diplôme pour gagner plus sans nécessairement travailler plus. Quelques têtes dirigeantes s'agitèrent et bruissèrent comme offusquées par un blasphème.

Et ce fut tout.

Le petit peuple put se jeter sur l'étique buffet. Pépère mangea quelques toasts et échangea avec le secrétaire des appréciations admiratives sur la jeune femme.

Elle a un super cul! disait celui-ci l’œil brillant.

Pépère tout en s’assurant par un rapide coup d'oeil en biais que c'était bien le cas répondit

En tout cas, elle est pas con du tout.

Manière de montrer qu’il attachait tout autant d’importance aux grâces de l’intellect et qu’en tout cas, il en avait une sensibilité particulière.

Mais voilà que sa responsable, une brave dame un peu illuminée, essorée par des années au service de son prochain, vint lui parler de son travail et à ce qu'il lui sembla des perspectives de l’association. Il n'en était pas sûr car la brave dame qui s'exprimait par allusions obscures, débuts de phrases qu'il fallait reconstituer, images byzantines, avait une conversation tellement sibylline que Pépère n'y comprenait pratiquement jamais rien. Cependant, comme d'habitude, il hocha la tête d'un air pénétré.

Il but deux flûtes de champagne, il n'y en avait de toute façon guère plus par personne, et s'enfuit pressé de retrouver son RER, son polar et sa quiétude mentale.

Au moment où il s'engouffrait dans la rame cherchant des yeux une place libre, il aperçut la jeune femme qui le regardait.

Il marqua un temps d’arrêt. Coincé !

Pépère était mal.

Il ne pouvait se terrer dans un coin opposé du wagon en feignant de ne pas l'avoir vue. Il devait aller contre sa timidité, il plaqua un sourire sur ses lèvres et s'avança vers elle, le ventre en avant.

De quoi va-t-on parler ? Se demandait-il secrètement affolé.

Il s'installa tant bien que mal en face de la jeune femme, essayant d'imbriquer son énorme corps sur le côté vacant de la banquette. Il bouscula son voisin, un arabe qui écrasé après sa journée de travail dormait la joue contre la vitre. L’homme réveillé par le choc lui jeta un coup d'oeil mauvais. Pépère qu’un public féminin transcendait, soutint son regard jusqu'à ce que l’autre baisse le sien.

Ragaillardi par cette démonstration de virilité, Pépère, démarra la conversation en confiance. A sa grande surprise, il institua le tutoiement.

J'ai bien aimé ce que t'as dis, tout à l'heure.

Ah bon merci. Elle sourit.

Elle avait de belles dents, régulières et bien blanches. Pépère se vit en train de les lécher, sans qu'évidemment cela ne se trahisse en rien dans son attitude. Il avait l'habitude de gérer ce genre de visions intempestives.

Ca a mis de l'animation dans cette délicieuse fête ajouta-t-il.

Elle rit de bon coeur. Un joli rire, frais comme un ruisseau de montagne. C'était une manière aussi de ne pas dire ce qu'elle pensait. Elle était vraiment très mignonne, même si elle avait finalement les yeux noisettes alors qu'il les lui avait imaginé verts.

Et toi tu fais quoi demanda-t-elle?

La question.

Je suis agent d'accueil.

Ah ?

Elle sourit sans marquer d’étonnement ou de condescendance, comme si c’était vraiment une chose formidable qu’un gros gaillard de son acabit soit encore à plus de cinquante ans, agent d’accueil.

Il ne pouvait pas en rester là.

Je fais ça pour dépanner, mais là j’en ai marre, je commence à avoir besoin de me servir de mon cerveau.

Il laissait entendre qu'il était au dessus de la tâche.

La jeune femme sembla accepter cette version, prendre la carte pour le territoire. Il s'étonna encore une fois de la facilité avec laquelle la communication sur le travail pouvait s'éloigner de la réalité.

Tu faisais quoi avant?

Bien sûr, il devait avoir quelque splendeur passée.

J'écrivais.

La réponse avait fusé, avant que Pépère n’ait eu le temps de se censurer.

Ah bon? Tu écrivais quoi?

La question.

Des nouvelles, des romans...

Il ne se voyait pas lui dire qu'il n'avait jamais écrit que des débuts.

Tu étais publié?

La question.

Pépère était mal.

La seule chose de lui qui ait jamais été publiée, c'était un poème dans le journal du lycée alors qu'il était en seconde.

Oui quelques nouvelles dans des magazines... Des articles...

Des articles?! Où était-il allé la chercher celle-là ?!

Ah tu écrivais des articles aussi?

Oui, oui...

Pépère s'enfonçait dangereusement.

Pour quel journal ??

Best.

Best ! La revue de son adolescence ! Retour vers le futur !

C’est quoi ?

Un magazine de rock. Mais il existe plus maintenant.

Et ils parlaient de quoi tes articles ?

...La littérature... Le rock... Les rapports entre les deux.

Tu pourras me faire lire des trucs, ça m'intéresse...

Oui, oui bien sûr!

En tout cas, elle était étonnamment curieuse des autres car la plupart des gens à l'annonce qu'il écrivait aurait, à juste raison, prudemment évité de relancer et aurait changé de sujet. Rien de plus emmerdant que les prurits artistiques de ses collègues ou amis.

Mon mari fait de la musique.

Ah sympa.

Pépère mobilisa son énergie, ça allait être à son tour d'écouter.

Quel genre?

Techno Turque.

Techno Turque! Se dit-il dubitatif.

C'est intéressant dit-il d’un air entendu.

Oui, il est d'origine turque.

Ceci explique cela.

Il a du mal à percer alors il fait des petits boulots. En ce moment, il est au chômage.

Décidément la réussite sociale ne semblait pas pour elle un critère déterminant. Pépère apprécia, son absence totale de résultat dans ce domaine devenait presque un atout.

Il fit une phrase dans sa tête:

« Sous les latitudes tempérées de la vieille Europe, on peut trouver certaines variétés de femmes fortes qui ont un goût exclusif pour les losers, c'est ce qui permet à ces derniers, malgré qu’ils ne soient pas des mâles dominants, d'avoir une vie sexuelle et même de se reproduire. »

Cela ferait un bon début de début se dit-il.

Et c'est ainsi que de frais échanges, en secrètes pensées et visions inopinées (Pépère eût l'image de lui enserrant de ses mains les joues rondes de la jeune femme pour mieux embrasser ses lèvres délicieuses), ils traversèrent la banlieue nord, stade de France, wagons rouillés abandonnés, camp de romanichels, cités jaunâtres, graffitis géants, sans la regarder ou tout au moins sans la voir.

Ils se quittèrent à la gare du Nord, Pépère auparavant s’était un peu inquiété se demandant s'il devait ou non lui faire la bise mais ils se laissèrent tout naturellement sur un à demain, non sans que Pépère ait rempli son oeil d'un dernier aperçu sur son derrière rond.

Le secrétaire avait bien raison.

Alors qu'il allait par son chemin, une légèreté nouvelle brûlait en lui.

Le soir, chez lui.

Pépère et la pornographie. A l'infini. Toujours il se sentait floué. Et toujours, il y revenait. Des filles, des filles et des filles, blondes, brunes, minces, grosses, énormes, jeunes, vieilles, très vieilles, épilées, tatouées, allongées, à genoux, à quatre pattes, dans un lit, dans une cuisine, dans la nature... La jeune femme était en arrière-fond de ses pensées. Il en cherchait une qui lui ressemblait.

Seins en poire, en pomme, à peine esquissés, en silicone, pendants, peaux blanches, bronzées, noires, sexes aux lèvres grasses, entrebâillées, fripées, fruits lisses, comme intacts, derrières tendus, ourlet mignon de l’anus ou bien zone énorme, noire autour et dedans, semblant aspirer la matière.

Fellation, fellation, fellation ....

A l'infini. Où trouvait-on autant de jeunes filles prêtes à faire cela devant une caméra?

Certaines avaient un regard triste au dessus de leur bouche forcée. Du moins, c'est ce qu'il se disait pour se faire honte. Mais peut-être n'y avait-il rien de tragique... Le monde allait depuis toujours entre les maquereaux, les filles et les gogos.

Une jolie blonde, coupée au carré, sur laquelle il put jouer l'effet spécial de la surimpression eût raison de lui. Voilà, c'était fini.

Il tenta la télé. Le président. Il voulait ceci, il voulait cela, il avait des tics. Il coupa et alla se coucher.

Le lendemain au travail, ils se saluèrent, le visage éclairé par un sourire simple et naturel,

Bonjour, bonjour, ça va? Oui, oui, ça va...

Puis jour après jour, la vie reprit son cours et souvent au milieu du flux, ils se croisaient. Et ici dans les couloirs, là en sortant du travail, là en y retournant, parfois au restaurant quand le hasard des groupes qui se constituaient pour manger les rapprochait, ils prenaient du plaisir à se parler. Pépère faisait jouer son nihilisme et elle riait. Alors, il se voyait lui lécher les dents. Ils échangeaient des conseils aussi, chacun depuis son champ, elle c'était l'activité professionnelle, lui la lecture ou bien le cinéma.

Si au départ, par quelque exaltation, Pépère avait fantasmé sur la miraculeuse possibilité qu'une histoire d'amour advienne entre lui et la jeune femme, il s'était calmé. Il se voulait réaliste. Il regardait son âge, si inconcevablement avancé, ses grandes espérances tournées en molles aspirations à la retraite, son ventre énorme, sa peau grasse, comme morte, qui débordait autour de son visage, et il se vaccinait de toute élucubration romantique.

En plus, je pourrais être son père, se disait-il assez mélodramatiquement. En effet, si l'on restait sur un strict plan biologique. Il n'avait pas loin de deux fois son âge.

Les relations entre eux s'étaient vites fixées à une bonne distance.

Il l’aimait bien. Elle était jolie, extrêmement intelligente, ni fière, ni compétitive et avait une naïveté délicieuse. Elle acceptait le côté extra-terrestre aux membres gourds de Pépère, sa maladresse d'étranger à la planète. Elle ne tentait pas de le réformer. Certes, il ne connaissait rien à ces choses qu'elle maîtrisait sans difficultés, Excel, la gestion de carrière, les voitures, le boulevard périphérique, les meubles Ikea, mais par une bizarrerie de son caractère, elle n'y attachait que peu de prix. Il était, par contre, un petit maître pour ce qui concernait la connaissance de la littérature. Il avait lu et savait lire. Il lui révélait parfois un titre ou deux de son hall of fame personnel et aussitôt elle se le procurait. Dans le fond, elle cherchait de la transcendance.

Pépère s'étonnait que l’on puisse encore s’intéresser à ces fariboles.

Il en voulait beaucoup à la lecture. Il avait de manière compulsive dévoré tout et n'importe quoi depuis l'âge de ses cinq ans. Et à quoi cela lui avait-il servi?

A être heureux ? A trouver des amis ? Des femmes ? A gagner de l’argent ? Non, il n’avait rien ramené d’entre les pages qui ait de la valeur. Au contraire…

Le poison des livres, en flattant sa force d'inertie, en grossissant le pus de sa rêverie l'avait fait passer à côté de la vie. Bien au chaud dans son monde parallèle, il avait cru qu’il suffisait de nommer les choses, pour qu’elles existent. Il s’était dit écrivain et il était arrivé à plus de cinquante ans s'en s'être buté à rien et sans se connaître.

Rinçures que tout cela...

Pépère voulait se contenter de la réalité, cette dimension qu’il arpentait encore gauchement, comme s’il était un de ces cosmonautes d’Apollo 11 découvrant la surface de la lune.

En retour, la jeune femme l'aidait pour son travail. Comme elle ne le jugeait pas, il pouvait poser des questions sans honte. Elle n'était pas là depuis deux jours, qu'elle en savait déjà beaucoup plus que lui. Elle pigeait la logique du maillage des structures. Elle savait se repérer dans la toile d'araignée des partenaires, des prestataires, des prescripteurs et des institutionnels. Lui, comme perdu au milieu d'une forêt de symboles obscurs, n’y comprenait rien.

Avec elle, le monde devenait limpide. Quand elle lui soufflait une réponse, toujours, il s'étonnait de son évidence.

Pépère était mal.

Il avait des yeux mais il ne savait pas voir. Le travail était une langue étrangère.

Et puis un jour, alors qu'ils se rencontraient au détour d'un couloir, elle lui annonça dans le même temps qu'elle partait et qu'elle l'invitait à son pot d'adieu, organisé dans un restau Mex à Paris. Il y aurait à peu près tout le personnel de la boite, à part le patron qui bien entendu avait décliné l’invitation.

Déjà! fit-il poliment

Ben oui, j'ai fini mon stage.

Ah, t’étais en stage ?



Tu vas faire quoi après? Demanda-t-il

Je te l'ai déjà dit! T’écoutes rien !

Les projets d’évolution de carrière tout comme les problèmes de mécanique ou les récits de vacances traversaient l’esprit de Pépère sans laisser de trace.

Si la nouvelle du départ de la jeune femme chagrina Pépère, se fut surtout parce qu'il ne parvint pas à trouver de prétexte pour échapper à cette soirée qu'il pressentait ennuyeuse et sans surprise. Voir les collègues de travail après le travail, quelle tasse! Devoir rester dans l'effort consensuel même pendant les heures de repos!

Il aimait bien la jeune femme mais il se faisait sans problème à son départ. Les collègues passaient, c'était la vie. Il lui était beaucoup plus difficile de s'arracher à ses soirées télés où affalé et solitaire, il se lavait des fatigues de la journée.

Finalement, une fois rendu à cette soirée, il fut vite content.

Deux, trois bières chez lui, un apéritif et deux bouteilles de vin au restaurant et voila que tout à fait à son aise, il chantait avec le commercial et la comptable.

Ce soir, j’attends Madeleine…

Le secrétaire, qui était en face de lui, ne participait pas.

Pas de ma génération fit-il

Et alors? Mozart non plus n'est pas de me génération, ça ne m'empêche pas de l'écouter mentit Pépère qui écoutait très peu de musique et encore moins du classique.

Le gros commercial s'esclaffa et commença à moquer les références rap et hip hop de son collègue et sans doute ami.

La jeune femme était assise en bout de table avec sa copine, la formatrice d'anglais, une grande black assez finaude, qui n'aimait pas beaucoup Pépère. Elle le regardait toujours avec des yeux froids, semblant sonder le fond de son coeur. Elle se tenait à distance de lui, comme s'il était plus malin mais aussi plus venimeux que ce qu'il laissait entrevoir. De plus elle lui avait fait quelques observations bien senties sur son physique qui montraient le peu de goût qu’elle pouvait en avoir.

Les bouteilles continuaient d'être posées sur la table et Pépère de boire. Ils arrivèrent très vite au dessert.

Pépère trouvait ses compagnons de travail formidables, il aurait voulu que cette soirée ne finisse jamais.

Un discours!

Un discours!

Tout le monde criait en tapant sur la table.

La jeune femme se leva et dit quelques phrases d'où il ressortait qu'elle avait été très bien accueillie, qu'il régnait dans la structure une ambiance très chaleureuse, que les gens y étaient géniaux.

Je vous regretterai.

La table applaudit à tout rompre. Pépère souriait pour masquer son émotion. C'est vrai que les gens dans cette boite étaient gentils comme tout. Lui, le premier d'ailleurs. Il en avait des larmes aux yeux.

Ensuite, il y eu encore une bouteille de vin puis deux digestifs et le film s'accéléra quelque peu. Il était dans les wc, il partageait un gros joint avec le secrétaire. Le papier était tout graisseux sur le bout. La fumée était épaisse et frottait agréablement sa gorge quand il inspirait.

Le matin, dès que je me lève, je tire sur une grosse latte. Je refume à dix heures, puis à midi, à quatorze heures et encore à 18 heures je suis explosé toute la journée. Ca fait plus de dix ans que je fais ça. Je peux plus m'en passer. Se plaignait le secrétaire.

Y a pas d'accoutumance avec le shit pourtant.

Mais si.

Tu bois pas assez.

Tu parles, c'est pas bon pour mon coeur.

Quand Pépère sortit des toilettes les lumières semblaient plus brillantes, plus vivantes. Des petits soleils. Il cligna des yeux comme pour savourer l'or qui en descendait.

Quand il arriva à la table, les gens étaient en train de se lever.

Déjà ?

Quelqu’un proposa.

On va en boite ?

On va en boite ! Reprit Pépère.

Mais tout le monde ne suivait pas. La comptable, le manteau déjà enfilé, les bras croisés sur le ventre, se tenait près des la table d’un air maussade. La formatrice d’anglais, également habillée, faisait la bise à la jeune femme. Elle lui glissa quelques mots à l'oreille puis se contentant de saluer l'assistance d'un geste rapide de la main, elle partit, la comptable sur les talons. D'autres encore s'évanouirent sans que Pépère ne le remarque.

La boite. La musique traversait les corps. Ils étaient en petit comité autour d'une table basse et buvaient un liquide incolore. Pépère, entre deux conversations, laissait des rêveries décuplées par le rythme et les mélodies le happer. Assis à côté de la jeune femme, il tirait discrètement sur le joint que lui avait passé le secrétaire. Il constata du coin de l'oeil que la jeune femme le regardait fixement. Du coup, il appuya un peu sur les attitudes affranchies, qu'elle se rende compte qu'il avait du vécu pour ce qui était d'explorer les interdits.

Elle le regardait toujours.

Le secrétaire de l'autre côté, était en veine de confidence. Il lui parlait de sa femme, de sa fille qui venait de naître et qui était tout pour lui.

Tu veux voir sa photo?

Non, non.

Et il continuait. Il avait rencontré une jeune fille sur le net mais c'était juste une copine, il aimait trop sa femme. D'ailleurs la preuve, c'est qu'il n'avait pu rien faire quand il s'était retrouvé au lit avec la jeune fille. Pépère qui n'écoutait qu’à peine, était étonné, comme à chaque fois ou presque qu’il parlait avec quelqu’un, que l'on puisse autant confondre communication et soliloque. Ce type qui ne lui adressait pas trois mots au boulot, se répandait dans son oreille.

Tu écris quelque chose en ce moment?

La jeune femme lui posait une question.

Et le temps s’arrêta.

Tu écris quelque chose en ce moment?

La phrase, comme suspendue, palpitait dans l’air. Le sous-entendu merveilleux qui courait en dessous était parfaitement clair

Cette question apparemment banale, si manifestement hors sujet, susurrée d’une manière si alanguie, signifiait sans aucun doute, à ce moment précis et dans ce contexte: Tu m’intéresses.

Coup de théâtre.

Pépère jouit quelques secondes de l’étendue des réponses possibles avant de trancher. Il adorait ces instants trop rares où il pouvait jouer avec l'attention de l'autre.

Non rien.

Pourquoi ?

J’ai arrêté définitivement.

Pourquoi ?

Plus de jus.

Tu vas faire quoi alors ?

Agent d’accueil.

Non…Arrête.

Elle souriait. Tu vaux mieux que ça. Semblait-elle dire.

Mais Pépère résistait, il jouait le désespéré glamour, Un de ses rôles de prédilection pour peu qu'il fut connecté à une oreille complaisante. Il faisait celui ne croit plus en rien, celui qui pourrait se tuer bientôt et a seulement la politesse d’être ironique. La radicalité de l’attitude imitait celle de l’action…

Elle ne le quittait pas des yeux. Elle avait aux lèvres un sourire fragile qu'il ne lui connaissait pas. Il sentait ses cuisses contre les siennes.

Pour gagner en intimité Ils allèrent s'asseoir sur des tabourets, près du bar. Se méfiant des alcools forts, Pépère termina la nuit à la bière. Sans cesse il buvait, la fraîcheur et l'amertume légère du liquide était douce à sa gorge. Elle l'écoutait. Il tenait le monde.

Sa langue prit le pas sur lui.

Il avait réponse à tout. Ses mots vivaient leur vie. Vue depuis les hauteurs du comptoir l’existence était simple. Tel Salomon, il tranchait sans défaillir dans les dilemmes qu'elle lui confiait.

De quoi parlèrent-ils exactement? Pépère ne s'en souvint jamais.

Ils ne purent s'arracher l'un à l'autre qu'à la proximité du matin. La boite se vidait. Malgré la musique, le secrétaire s'était endormi depuis longtemps. Ce fut le commercial qui, la voix pâteuse, sonna le branlebas.

Allez , on y va.

Je te ramène dit-il à la jeune femme qui habitait dans une lointaine banlieue proche de la sienne.

On va boire un dernier coup quelque part? Dit Pépère qui voulait encore de la nuit.

Non, non. On rentre.

Oui, on peut aller quelque part... Reprit la jeune femme.

Non, je suis crevé. Trancha définitivement le commercial.

Et Pépère, sans trop comprendre comment, se retrouva à marcher dans la rue avec un secrétaire maussade et endormi. Le matin commençait à délayer la nuit.

Il aperçut son gros ventre dans le reflet d'une vitrine. Il en fut abattu. Cendrillon rentrait, le carrosse était redevenu citrouille.

Pépère était mal. Il tapa dans une poubelle.

Je veux niquer bordel!

Le secrétaire sursauta.

Fais gaffe, on va se faire embarquer.

De par son enfance en cité, il craignait beaucoup le flic. Pépère qui avait quelque chose en tête se hâta de le laisser à un RER.

Je rentre à pied.

Brune, mince, les cheveux courts, habillée d'une espèce de short moulant en skaï et de bas résilles, elle fumait une cigarette dans la petite rue.

L’aube diffusait une lumière grise. Pépère était saoul mais il en rajoutait un peu.

Combien?

100 euros.

Il hocha la tête. Ils arrivèrent dans un studio avec moquette grise et dessus de lit orange. Il paya et se déshabilla. Elle enleva rapidement son short, elle était épilée. Elle garda le haut.

Je veux voir tes seins.

Non.

Il y avait une grande glace sur le côté gauche mais Pépère évita de s’y regarder. Il ne bandait pas, elle eut du mal à lui enfiler le préservatif. Elle commença de le sucer. Il ne sentait rien mais il vit son cul blanc et sa tête qui montait et descendait. Il banda. Elle s'assit sur lui, il débanda.

Je veux voir tes seins.

Elle le branla assez sèchement.

Il pensa à la jeune femme. Au bout d’un moment, il banda. Elle monta sur lui.

Il débanda.

T’as trop bu, j’étais sûre que tu arriverais pas. Lui dit-elle.

A ton avis, je fais quoi dans la vie ? Lui demanda-t-il en se rhabillant.

Informaticien.

Exactement.

Elle ne parût pas spécialement fière d'avoir trouvé.

Pépère finit par se coucher alors que tombait une pluie fine et que quelques passants encapuchonnés se hâtaient vers la boulangerie pour agrémenter le petit déjeuner du week-end.

Au réveil, il était midi.

Il avait la bouche horriblement sèche, il se précipita sur le frigo et but longuement du lait au goulot. C’est en essuyant le liquide qui avait coulé sur son visage qu’il se souvint des événements de la veille.

Merde quel con!

Il avait claqué au moins trois cent euros.

Puis il pensa à la jeune femme et la fée électricité courut dans ses veines. Elle était folle de lui.

Malgré ce qu’il avait pu croire, il n’était pas rentré dans la fin de l’Histoire. Des lendemains étaient encore devant lui.

Il mangea une boite de cassoulet puis se recoucha, se faisant passer et repasser le film de la soirée jusqu’à ce qu’il bascule avec délectation dans le sommeil.

Tu vas te la faire? Demanda le secrétaire le lundi.

Assez flatté tout de même que l’on constate son pouvoir de séduction, Pépère fit mine de brouiller les pistes.

Mais n'importe quoi, c'est juste une copine, je te signale, qu'elle est mariée et qu'elle à un gosse.

Elle arrêtait pas de te brancher.

Je pourrai être son père !

Elle a un de ces culs !

La comptable répondit à peine à son bonjour. Elle lui faisait la gueule Merde! Il allait ramer pour remonter la pente.

Il retourna à son poste, vite absorbé par les contraintes de sa tâche et les peurs qui en suintaient. Cependant au coeur de l'orage, il prenait de courtes pauses et savourait la petite étincelle que faisait courir en lui, le souvenir de la soirée.

Il plaisait. Quelqu’un dans l’univers pensait à lui.

Il était plaisant.

Du coup, il se regardait d’un œil nouveau, comme si une version améliorée de lui agissait à sa place.

Après pipi alors qu’il se lavait les mains, il se fixait longuement dans la glace et se trouvait assez beau, bien qu’un peu rougeaud et gonflé tout de même. Quand il lançait un trait d’esprit, il le jugeait si fin qu’il se le répétait plusieurs fois, quand il renseignait quelqu’un au téléphone, il appréciait sa voix basse et profonde, les tournures précises et recherchées qui lui venaient spontanément. Il envoyait de bonnes vibrations, il calmait les impatients

Il était plaisant.

Il n'avait pas osé appeler la jeune femme, ni même lui envoyer un mail. Par contre, il consultait toutes les dix minutes sa boite dans l'espoir de trouver un message d'elle. Mais rien.

Il finit, alors qu'il était l'heure de rentrer, par lui écrire un petit mot, qu'il calibra avec soin afin qu'il ne soit pas trop compromettant mais autorise tout de même d'éventuels épanchements.

Hello,

J’espère que t'es bien rentré? Moi je suis finalement revenu à pied, Paris est magnifique au petit matin. Bonne réussite à ton exam mais je suis pas trop inquiet.

A bientôt

Cordialement.

La petite notation sur les études était destinée à montrer la qualité de son écoute. Par un de ces miracles qui font sans doute partie des mystères de la cognition, il s’était souvenu, qu’elle devait suite à son stage passer une espèce d’examen et il avait voulu faire fructifier cette réminiscence inespérée.

Il lut, relut et modifia plusieurs fois son message avant de se décider à l'envoyer.

Puis il gagna son RER.

A peine chez lui, il consulta sa boite, rien. Il refit l'opération toutes les cinq à dix minutes durant la soirée mais rien. Rien.

Rien.

Il alla se coucher avec un peu de mélancolie au coeur.

Ce n'est que le lendemain vers 16h, qu'enfin, il eût une réponse:

Salut,
Pas eu de problèmes pour rentrer. Je prépare mon mémoire.
Bise.

Laconique. Certes, il y avait cette bise mais c'était seulement une formule, elle avait d’ailleurs poussé la froideur jusqu’à ne pas y mettre pas de s. Il se sentit fatigué. Il s'était fait un cinéma incroyable.

Il retourna à son ancienne vie qui lui parût alors insupportablement ennuyeuse.

Pépère était mal.

Je ne peux plus nager sous les yeux horribles des pontons se répétait-il mécaniquement.

Mais il nageait quand même, remontant le courant comme un brave petit saumon, allant son chemin à travers les métros bondés, les coups de fils incessants, le fatras menaçant des documents à classer… Et le temps finit par faire son oeuvre d'anesthésie.

Dans la structure, les choses allaient mal, les rumeurs de faillite se faisaient de plus en plus forte. Le vieux navire craquait de toute part. Un consultant fut nommé pour redresser la barre avant les brisants. C’était de l’avis de tous, un désaveu pour la gestion du patron jaunâtre, qui présenta cependant le nouvel état de fait comme s’il était le produit de sa volonté.

Je veux sauver vos emplois. Monsieur, il désigna un gros type à cheveux gris, a été mandaté par le conseil d'administration pour m'aider à vous aider.

Le gros allait rencontrer les membres du personnel pour se rendre compte de l'utilité de chacun. Pépère qui ne se faisait aucune illusion sur la sienne se dit avec un certain soulagement que le terme était proche.

L’hiver ne voulait pas finir. La lumière du dehors n'éclairait qu'à peine les couloirs. Il faisait froid. Tôt le matin, le patron hantait les bureaux déserts, pour veiller à ce que les radiateurs soient vissés sur le minimum. Les gens gardaient leurs manteaux pour travailler. Tout le monde se plaignait, tout le monde ne parlait que de partir, de démissionner, de quitter cette boîte pourrie, de trouver un meilleur boulot … Mais personne ne le faisait.

Pépère se réconcilia avec la comptable. Ce n'est pas tant qu'elle avait été jalouse de la jeune femme mais en le voyant évoluer à la soirée et en entendant plus tard des témoignages, il lui avait semblé que Pépère jusqu’alors ne lui avait montré qu'une partie de sa personnalité. Qu'il y avait en lui tout un pan auquel elle n'avait pas accès. Elle s'était sentie, flouée, manipulée.

Et puis Pépère avait fait des approches prudentes. Il s'était montré tel qu'auparavant avec elle, sans supplément d'âme suspect. Le temps avait passé. Elle pouvait lui raconter à nouveau ses petites affaires, elle semblait avoir oublié. Souvent même, elle le ramenait à son RER avec sa vieille voiture.

Pépère pensait encore à la jeune femme. Sans doute cela avait-il réveillé le démon car il avait écrit un début, se disant :

Si je le termine, je lui envoie.

C'était l'histoire d'un type qui rencontrait deux femmes dans une soirée, une qui lui plaisait, une qui ne lui plaisait pas, il couchait avec celle qui ne lui plaisait pas parce qu’il était saoul et qu'elle ne faisait pas de difficultés. La chose faite, il tentait de séduire la première mais la partie n'était pas aisée car elle l'avait vu monter avec l'autre. De plus, elle lui annonçait qu'elle avait un enfant et qu'elle était mariée. Il parvenait cependant à la faire rire quelques fois, buvait beaucoup, se sentait mal et finissait par quitter un instant la conversation pour vomir tout à son aise dans les toilettes. Quand enfin, il pouvait sortir, en sueur, flageolant, mais libéré, il lui était impossible de retrouver la jeune femme. Elle était partie. Il tentait de faire parler une des amies pour avoir un numéro de téléphone, une adresse, un indice, mais celle-ci ne voulait rien savoir et comme il devenait un peu grossier, elle appelait son copain, une espèce de grande brute de karateka qui lui tapait dessus avant qu’il ait eu le temps lui expliquer que c’était pas le peine de s’énerver. Le type se réveillait le matin couché dans le jardin de la maison, trempé par l’arrosage automatique du gazon.

Pépère dynamisé par la perspective de faire lire cette histoire avait couché les premières lignes très facilement. Il en était content. Il y avait du rythme trouvait-il. Il s'était arrêté au bout de trois pages, avec l'idée de reprendre plus tard. Mais, le lendemain en le relisant, son texte lui parût gauche. Il n'y toucha plus.

Régulièrement cependant, il regardait dans sa boite mail, dans l'espoir, de moins en réaliste, d'avoir des nouvelles de la jeune femme mais un jour, pourtant, il fit bonne pioche.

Bonjour,
j'ai réussi mon mémoire:16.
Je vais quitter la Fnac, j'ai trouvé un poste dans les RH à la BNP!
Sinon que deviens-tu?
On pourrait se faire un restau, un de ces quatres.
Bise.

Le coeur battant, il lut et relut le court billet. Elle lui proposait bien une sortie. Soleil. Il s'attela à la réponse.

Salut
Content d'avoir des tes nouvelles. Je suis un peu déçu, je pensais que t'aurais beaucoup plus à ton mémoire: Vingt au moins. Félicitations en tout cas.
C'est génial que tu rentres à la BNP! Tu vas avoir de supers opportunités de carrière. Pour ma part, je vais évoluer également, j'ai de grandes chances d'être muté dans la plus grande entreprise de France: L'ANPE. Remarque, là-bas, je suis un peu comme chez moi.
Pourquoi ne ferait-on pas une bouffe, samedi prochain 20H, Luxembourg?
Cordialement.

Un petit instant pour relire encore et hop! Parti.

La réponse, cette fois-ci, vint assez vite à Pépère qui la guettait fébrilement.

Ca va mal tant que ça à la boite?
Ok pour samedi mais je préfèrerai le midi, si ça te dérange pas.
Bise.

Bien sûr Pépère accepta le changement d'horaire, qu'il imputa au gosse ou au mari, et rendez-vous fut pris.

Toute la semaine lui fut légère. Dès qu'un moment devenait ennuyeux, il se remettait en tête la perspective du rendez-vous, prenait une dose de joie électrique et traversait sans difficultés l'obstacle. Quel dommage cependant, qu'il n'ait pas eu plus de temps, il aurait pu se lancer dans un régime. Tenter de s'approcher de la beauté. Il lui semblait qu'il avait encore grossi, d'ailleurs souvent les gens tapaient sur son ventre pour le lui faire remarquer ce qui avait le don de l'exaspérer.

Il se rassurait en disant qu'il n'y avait pas de changement fondamental par rapport à ce qu'elle connaissait déjà de son physique. Et de toute façon, elle ne l'aimait pas pour son apparence.

Pourquoi donc alors? Et l'aimait-elle ? Lui plaisait-il seulement?

N'était-il pas en train de se monter le bourrichon? Elle n’avait pas trente ans, un mari, un gosse, elle était jolie, intelligente, pourquoi irait-elle se mettre avec un vieux type, gros, sans situation et sans argent?

Peut-être ne voulait-elle seulement que prolonger un peu, des échanges amicaux dont ainsi qu’elle le faisait avec la littérature, elle avait surestimé la valeur?

Il arrive souvent que des collègues deviennent des amis ou tout au moins se voient en dehors, sans qu'ils couchent ensemble pour autant. Lui évidemment, il ne se liait jamais avec personne, alors il avait du mal à comprendre seulement le principe de la relation amicale.

Pépère était mal.

Et pourquoi ne serait-elle pas attirée par lui?

Elle avait peut-être un Oedipe mal résolu ou une pulsion suicidaire à satisfaire? Ce n'était pas toujours le bon goût qui guidait les relations amoureuses. Et puis les évènements se moquaient souvent de la logique, des prévisions et des probabilités. Ils se produisaient. Point. Elle était amoureuse de lui, bien que cela soit impossible.

Pépère était mal.

Serait-il à la hauteur? Sur le plan sexuel notamment... Il n'avait pas eu de relation sérieuse depuis plus de dix ans. N'allait-il pas s'effondrer? Etre piteux? Ne pas arriver à bander, jouir trop vite, ne pas arriver à rebander? La décevoir ? Etre ridicule là où il faut être glorieux?

Et puis même, comment allait-il tenir sur la distance avec une femme de cet acabit, forte, exigeante, ayant l'oeil à tout? Il faudrait qu'il change de fond en comble, qu'il se procure un autre être, plus positif, plus social, moins alcoolisé, moins régressif, or c'était impossible, malgré quelques efforts, il n'avait jamais réussi de toute sa vie, à être autre chose que lui-même. Pépère.

Bon, il verrait bien. En tout cas, samedi, il mangeait avec une jolie et jeune femme! L'électricité encore! Toutes ces réflexions, quelque soit leur pente, baignaient dans la joie chaude des commencements. Des sensations oubliées lui revenaient. La vraie vie oxygénait son pouls.

Il arriva au rendez-vous en avance. Il faisait un soleil tout neuf, le premier de l’année. Il marcha dans le quartier latin, savourant la douceur de l’air, méditant à l’infini le nez collé contre les vitrines des libraires, flânant le long des terrasses de café où des foules en manches courtes et robes légères regardaient les foules qui s’écoulaient.

Elle l’attendait près du métro, le cou enroulé dans une écharpe orange. Ils se firent la bise d'une manière un peu gourmée. Puis sans attendre, elle commença de marcher devant, entraînant un Pépère, un peu surpris, à sa suite. Elle paraissait stressée, mal à l'aise. Tout de suite, elle voulut appeler un copain à elle qui soit- disant était dans le quartier, pour qu'il se joigne à eux. C'était un homo assez sympa, qu’elle avait connu durant sa formation. Il travaillait pour une compagnie aérienne. Pépère l’avait vu deux, trois fois alors qu’il venait la chercher au travail.

Bonne idée ! dit Pépère d'un air ravi, abandonnant en un instant toute velléité de séduction. Comment avait-il pu se faire autant d'idées?

Une fois qu’elle eut téléphoné à son ami l'atmosphère fût plus légère entre eux. Ils marchèrent côte à côte et devisèrent avec la même animation et le même plaisir qu'au bon vieux temps.

Ils retrouvèrent le copain dans une brasserie près d'Odéon. Ils commencèrent par parler boulot. L'ami était content. Chef d'escale, bien implanté dans sa compagnie aérienne, il voyageait gratuitement ou presque et émargeait déjà à quatre mille euros par mois. De plus son diplôme tout frais allait lui permettre d'évoluer encore.

Il en était fier, il aimait l'argent et le prestige qui allait avec mais finalement il était supportable. Il avait des excuses, il venait de loin, famille modeste de la Réunion, origine asiatique, homo.

La jeune femme évoqua aussi mais sans insister, la carrière qui s'offrait à elle à la B.N.P. Apparemment, là-bas, lors des entretiens et autres passages de tests, elle avait impressionné par ses possibilités.

Son copain qui en arriviste assumé semblait à Pépère du genre à choisir ses camarades de classe parmi les chevaux gagnants raconta que durant la formation, elle calculait plus vite que la lumière. Elle finissait les contrôles trois-quarts d'heures avant tout le monde sans faire aucune erreur. En maths, compta et gestion, elle était infaillible.

C'est une surdouée! Disait-il

Pépère aurait bien aimé, lui aussi, avoir un tigre dans son cerveau.

Je trouverais comment vivre large sans rien faire pensa-t-il

Et toi alors ? demanda la jeune femme à Pépère.

Ben moi, je risque de retourner d'où je viens, l'ANPE dit-il en prenant un accent anglais pour prononcer le fameux sigle, histoire de marquer son détachement.

Ah bon??

Oui, notre seigneur et maître pense que la concierge ou plutôt la femme à tout faire de l'assosse, peut me remplacer avantageusement à l'accueil durant la moitié de son temps de travail. Enfin, c'est encore que des bruits mais ça m'étonnerait pas de lui.

Tu vas faire quoi alors?

Ce que je sais faire le mieux, rien...

Tu vas écrire?

Pépère fût très gêné. il y avait là une grosse faute de goût. Pourquoi poser une question si intime devant un non initié? L'autre le considéra d'un air qui lui sembla quelque peu ironique. Ces types préoccupés de réussite regardent toujours avec scepticisme une occupation artistique qui ne nourrit pas son homme, surtout si elle est aussi grandiloquente que l'écriture.

Ca fait con pensa-il.

Sans doute que pour la jeune femme, les choses étaient simples, les gens qui disaient qu'ils écrivaient, écrivaient et comme on parlait boulot...

Mais pour Pépère qui disait qu'il écrivait alors qu'il n'écrivait plus et qui pendant très longtemps s'était cru écrivain alors qu'il écrivait seulement des débuts, les choses étaient beaucoup plus compliquées. Il lui était impossible d'évoquer cette activité ou plutôt cette non-activité devant un étranger sans faire un minimum de mise en contexte.

Il se contenta de plaquer un sourire crispé sur ses lèvres pour montrer son agacement.

Elle n'insista pas.

La conversation ensuite dériva sur l'amour ou plutôt sur le couple. Son ami était assez heureux, il vivait, sans trop de nuages, avec un ingénieur depuis déjà deux ans. Ils avaient un bon niveau de vie, le dernier cri en matière de fourbi informatique et savaient se laisser suffisamment d'espace pour espérer se supporter encore quelques années. Le copain évoqua non sans vanité les tromperies qu’il se permettait ci et là. C’est facile chez les homos pensa Pépère toujours un peu jaloux quand il comparait sa sexualité avec celle des autres.

La jeune femme, elle, souffrait. Il y a quelque mois, une crise s'était déclenchée. Et toute son intelligence n'y pouvait rien. C'était comme une fièvre qui la poussait de l'intérieur. Elle était déchirée. Elle ne pouvait plus vivre avec son mari et elle ne pouvait pas le quitter. Rester était intolérable, partir était atroce. Elle ne voulait pas le faire souffrir et elle le faisait souffrir.

Elle était avec lui depuis 10 ans. C'était un des rares, voire peut-être le seul homme qu'elle eut connu de sa vie. Un feu d'artifice de jeunesse, qu'elle s'était dépêchée d'officialiser, de solidifier, et finalement de scléroser en mariage. Elle était toute entière dans cette contradiction. Son anticonformisme, sa rage d’indépendance, son désir d'ailleurs, l'avaient poussé vers un homme en dehors de sa culture et de son milieu mais son besoin tout aussi impérieux de cadres faisait qu'elle l'avait épousé à dix-huit ans et qu’elle s'était alourdie en plus d'un enfant. Elle allait avec la même fureur dans deux sens opposés.

Les paradoxes avaient cohabité dix ans. Sous la pression du temps, les boulons sautaient en sifflant. Elle étouffait. Elle brûlait. Elle éprouvait la douleur du désir. Quelque chose en elle, de puissant, de terrible, voulait autre chose.

Elle avait dit à son mari que c’était fini. Il ne comprenait pas et elle ne comprenait pas. Il l'aimait et elle l’aimait. Mais la fièvre toujours poussait. Elle voulait le quitter, elle ne le pouvait pas. Il le fallait pourtant. Elle souffrait comme si elle était atteinte d'une arthrose aiguë, toute position lui était douloureuse. Le haut mal.

Pépère évita de témoigner.

Il n'avait que très peu connu la vie de couple. Quelques semaines de ci, de là, hachées de disputes, qui se terminaient toujours par le départ de la femme.

Le quotidien n'était pas sa spécialité. Il ne sautait pas sur l'aspirateur, ne réparait rien, ne parlait pas, n'offrait jamais de fleurs, n'aimait pas sortir, ne faisait rien d'autre que boire, regarder la télé et lire aussi. Il n'avait pas de voiture, pas d'argent, pas d'envie. Sa compagne pouvait s'occuper des tâches domestiques, de son linge, si elle le souhaitait, sinon tout restait en plan, cela ne le dérangeait pas.

Un de ses plaisirs était de boire en dégustant un bon programme et puis, si possible, de faire l'amour, une fois bien imbibé. Il tentait l'addition impossible des avantages de la solitude avec ceux de la vie de couple. Ce n'était pas concerté, il ne savait rien faire d'autre qu'être lui-même.

De temps en temps, bien sûr, une courte transe le prenait et il écrivait un début. Alors, il s'essayait au partage, il faisait lire sa production mais jamais elle ne plaisait. La mise en abîme avait ses limites. Un type affalé qui buvait, faisait lire des histoires sur un type affalé qui buvait...

Et d'ailleurs, il identifiait là un de ses problèmes majeurs. Le peu d'écriture qui passait le barrage de son tempérament velléitaire ne plaisait pas aux femmes. Et comment avoir quelque succès dans quoique se soit si ce que l’on fait ne plaît pas aux femmes?

Même accompagné, Pépère était seul. Le plus souvent il était ailleurs. En fait, il s'expliquait avec lui-même. Il était en conférence permanente avec ses tréfonds. Je suis un chantier se disait-il. Il écoutait quelque chose en lui, qui ronronnait et qui ne voulait pas sortir. Cela occupait tout son temps. Le reste du monde s'effaçait devant cette quête.

Les femmes le quittaient très vite. Alors, il tombait des nues. Affolé, éperdu, il promettait de changer du tout au tout,

Je vais faire le ménage, les courses, je vais consulter un psy, reprendre des études et puis devenir cadre. Ce soir, on va aller au chinois! Je fais un chèque! Et si on partait en voyage?
Mais rien n'y faisait, elles le quittaient.

Ensuite, Pépère était mal, il souffrait horriblement. Il se sentait plus bas que terre, se détestait, mettait des mois à cicatriser. Mais la cohabitation suivante le voyait adopter exactement le même comportement.

Puis après avoir passé la quarantaine, il grossit. Son inertie, cette protestation silencieuse devant l'ordre du monde finit par affecter considérablement sa silhouette. Ce phénomène s'amplifia encore au passage des cinquante. Il s'éloigna d'avantage de l'amour. De toute façon, de part les douleurs subies, il en avait de plus en plus peur. Alors, il se débrouillait avec ses souvenirs, la pornographie ou alors les prostituées quand il était bien saoul. Pas de souffrance aiguë, pas de disponibilité à fournir, il pouvait rester absorbé par lui-même. Il ne ressentait plus qu'une douleur chronique et gérable, consécutive pensait-il à la malchance d'exister et donc partagée plus ou moins équitablement par tous.

Tout ce passif ne l'empêcha pas de donner des conseils à la jeune femme. Pépère aimait bien qu'une jolie femme se plaigne de son couple, il pensait, un peu absurdement, que cela lui profitait d'une manière ou d'une autre. Que la charge négative contre le conjoint pouvait être une sorte de portrait en creux de lui-même, en homme désiré. Et précisément, la jeune femme exprimait son besoin de culture. Or Pépère avait lu et bien lu. Il prit donc beaucoup de satisfaction à l'écouter mais aussi à lui donner des avis qui tous allaient dans le sens d'une certaine radicalité.

Absolument pas immergé dans la situation, exempt de toute souffrance, pur esprit en l'occurrence, il pouvait se permettre de broder autour du thème, de l'amour a une fin, il ne sert à rien d'insister, souvent les gens restent ensemble par lâcheté, partir c'est rendre service au deux etc...

Elle l’écoutait et cela donnait de l'allant à l'éloquence du Pépère. Les verres défilaient et cela donnait de l'allant à l'éloquence du Pépère. L'ami se sentant sans doute de trop, finit par partir. Ils se retrouvèrent seuls. Il y eu un instant de gêne. Puis ils franchirent le pas, la conversation reprit, toujours sur l'amour, toujours sur la nécessité de tourner la page. Pépère sentit alors très nettement qu'ils se dirigeaient vers une conclusion inéluctable.

Elle s'offrait, elle le voulait. Ils allaient finir ensemble. C'était clair. Elle lui envoyait des signaux par la bande, les attitudes alanguies, les regards intenses et la conversation qui insistait toujours sur le sujet de l'amour mourant, qui le sondait, le fouaillait, le tordait, l'essorait, l'épuisait, tournait en rond, pour s'arrêter tout à fait.

Les silences.

Alors il pris peur. Il voulut faire machine arrière. Il voulut refuser ce cadeau inespéré que la vie, toujours en embuscade, lui donnait. Cent fois, il avait joué l'amour et cent fois il avait perdu. Il n’était plus assez inconscient pour tenter ce bonneteau.

Certes, pensa Pépère, ce n'est pas parce que le soleil se lève tous les jours depuis que le monde est monde, qu'il n'y a pas une petite chance statistique que demain matin, il ne se lève pas mais il lui fallait bien reconnaître que celle-ci était si infime qu'elle relevait plus de la théorie que de la réalité.

Il allait droit à la plantade.

Une fois les yeux de la jeune femme décillés de son enchantement incompréhensible, elle se retrouverait non pas avec cet homme qu’elle voyait en lui et qui supposait-il devait être intelligent, cultivé et un peu artiste mais avec un gros type mutique, armé d’un verre sur le côté droit et d’une télécommande sur le gauche.

Pépère était mal, il n’arrivait plus à croire qu’il pouvait être un cadeau.

Il fallait arrêter le processus avant la catastrophe, limiter la souffrance, lui expliquer, qu'elle était trop, pour un pauvre Pépère, si mal revenu de tout, qu'il valait mieux rester ami.

Mais la conversation continuait. Et Pépère, malgré sa résolution continuait d'appuyer dans le même sens, continuait de dévaler la même pente.

Quelque chose en lui refusait totalement d'écouter la voix de la raison. Quelque chose en lui jouait la séduction en dehors de tout principe de réalité, comme si la partie se jouait dans un espace virtuel où les conséquences n'avaient pas cours, comme si le soleil, demain matin, n'allait pas se lever.

Au milieu d'une phrase, il vit sa propre main caresser la joue de la jeune femme. Ainsi que le réclamait l’implicite de la situation son corps sautait les étapes.

C'est audacieux dit-elle

Ils s'embrassèrent de part et d'autre de la table.

Pépère fut surpris de sentir des petits poils durs frotter sa peau car malgré l’attention qu’il portait aux lèvres de la jeune femme, il n’avait jamais remarqué qu’elle en eût. Peut être les décolorait-elle pour les rendre invisibles ?

Elle sourit, elle se croyait au début de quelque chose. Pépère se maudit.

Il était mal.

Elle vint s'asseoir sur la banquette à côté de lui.

C'est la première fois que j'embrasse un garçon depuis dix ans.

Un garçon, Pépère était un garçon!

Ils s'embrassèrent encore, ils se picoraient les lèvres de petits baisers doux. Son duvet piquait Pépère.

Comme pour faire montre d’une originalité dans la sensualité ou pour se réveiller peut-être, il mit son visage dans le cou de la jeune femme et renifla profondément à plusieurs reprises. Il ne sentit aucun parfum, aucune odeur particulière. Il n'était pas vraiment excité non plus. Il se disait toujours qu’il devait mettre un terme à cette victoire pleine de danger. Et malgré tout, une partie de lui se réjouissait. Une jolie femme lui ouvrait ses bras. Il se remettait à exister.

Ils restèrent un moment à s'embrasser, à se parler tendrement, à se serrer l'un contre l'autre puis ils décidèrent de sortir de la brasserie. Ils se tenaient par la main, malgré son gros ventre et son âge, Pépère ne se sentait pas ridicule. La nuit était tombée. Le temps s’était remis au frais, quelques gouttes de pluie tombaient. Les éclairages jetaient de doux éclats d'or.

Ils marchèrent au devant d'eux, un peu au hasard, s'arrêtant fréquemment pour s'enlacer et s'embrasser. Pépère regardait furtivement la devanture des hôtels, se demandant s'il ne faudrait pas à un moment ou un autre lui proposer d'y entrer ou s'il ne fallait pas même le faire dès maintenant.

Il ne dit rien.

Montant et descendant les ruelles, ils tournaient dans le quartier latin. Ils finirent par s'asseoir une nouvelle fois dans un café. Ils étaient face à face. Il chanta les louanges de ses belles lèvres, lui avouant tout ce qui était avouable dans ce qu’il en avait pensé, promenant ses doigts dessus et les effleurant de baisers rapides.

Mon mari me dit que j'ai un beau cul. Affirma-t-elle comme pour prolonger l’énumération de ses avantages physiques.

Il a raison répondit Pépère.

C'est un appel à la levrette pensa-t-il, sans être plus excité que cela. Il était un peu absent, tout à la fois en dedans et en dehors de lui-même. Il prit la main de la jeune femme et commença à la palper, à la tourner, à la faire jouer.

Tu examines la marchandise? Lui demanda-t-elle mordante.

Quand même... tu dis de ces trucs!

Il lui fit la leçon pour cette flèche, laissant entendre qu'elle ne servait pas sa féminité. L'argument porta. Elle n’était pas sûre d’elle-même de ce côté-là. Elle parut confuse et s'excusa. Bien que soulagé par cette rapide victoire, il était assez effrayé par la force narquoise de la jeune femme. Elle ne laisserait rien passer.

Ils s'embrassèrent à nouveau. Il remarqua qu’elle portait un soutien gorge noir. Il se dit qu’elle avait du choisir avec soin ses dessous, qu’elle avait voulu de l’affriolant et du raffiné en pensant que Pépère pouvait les lui enlever. Peut-être avait-t-elle déjà testé ceux-là avec succès sur son mari ? Il eût envie de regarder sous son chemisier et d’évaluer ses petits seins. Mais il ne pouvait pas le faire en public.

Il fut pris de bougeotte, il fallut sortir.

Devant le café, il désira une caresse plus explicite, il pressa son sexe contre elle. La jeune femme répondit à son invite en avançant ses hanches. Il se demanda, si elle avait senti quelque chose car il bandait vraiment très modérément.

Il lui proposa un restaurant, envisageant de s'alcooliser un maximum pour pousser cette rencontre jusqu'à sa conclusion logique. Elle accepta.

Son portable sonna à ce moment-là. C'était sa mère.

Elle pleurait.

Non, elle pleurnichait.

Je suis malade!

Pépère, immédiatement exaspéré par son ton geignard, hurla:

Qu'est-ce t'as encore?!

Je suis malade ! J'étouffe !

Mais c'est rien! C'est nerveux!

Il faut appeler les secours! Sa voix était insupportablement aiguë.

T'as rien! T'as rien! Respire un bon coup merde!

Je vais mourir!

Va voir la voisine!

Elle répond pas! Je vais mourir!

Je suis occupé! Merde! Et Pépère raccrocha.

Qu'est ce qui se passe? Demanda la jeune femme.

Rien ! C'est ma mère, elle a toujours le chic pour m'emmerder aux moments cruciaux.

Qu'est ce qu'elle a ?

Mais rien, une crise d'angoisse, elle a l'impression d'étouffer, ça va passer. Et pis si elle meurt tant mieux!

Sympa!

Non mais elle m'a déjà fait le coup cent fois.

Et ils reprirent leur marche.

Mais Pépère était inquiet. Sa mère était une vieille rancunière, elle était capable de lui faire payer cher cet abandon. Or, il risquait à tout moment d'avoir besoin d'elle, ne serait-ce que pour s’occuper de son linge par exemple.

Pépère soucieux, marchait en silence. Il n’avait pas les moyens de s’aliéner sa mère. Il ne voyait pas comment il pourrait se débrouiller sans l’argent et les aides diverses qu’elle lui fournissait régulièrement. Il ne pouvait compter sur personne d'autre en cas de désastre. Il reprit son téléphone.

Ca va mieux?

Non, je vais mourir. Elle gémissait d'une manière odieuse.

Cette vieille salope ne faisait aucun effort!

Bois un verre d'eau!

Je vais mourir!

Crève! S'emporta tout à coup Pépère.

Et il raccrocha.

Elle me fait chier cette vieille conne! Hurla-t-il. La jeune femme le regardait, il sourit, comme si c’était une espèce de jeu qu’il ne fallait pas prendre au sérieux.

Tu devrais peut-être aller la voir.

Pépère ne répondit pas. Il était soulagé de voir une porte de sortie. Il fit semblant de peser le pour et le contre.

Je suis désolé.

C'est pas grave, on aura l'occasion de se revoir. Je vais rentrer.

Je te raccompagne jusqu'à Châtelet dit Pépère qui voulait faire durer ce moment le plus longtemps possible maintenant qu'il n'y avait plus d'enjeu. Main dans la main, faisant des arrêts fréquents ponctués de baisers doux, ils allèrent par les longs couloirs du RER.

Je suis contente, je suis contente lui dit-elle au moment où elle montait dans sa rame. Elle avait autant l'air d'y croire que de vouloir s'en convaincre.

Pépère dans le train qui le ramenait chez sa mère était mal.

Mais où était le désir?

Il baissa la tête et considéra ses grandes mains posées entre ses genoux. Il ne voulait plus prétendre à rien. Une jeune et jolie femme s'assit juste en face de lui, il ne tenta même pas de lui jeter un regard. L'amour n'était plus pour lui.

Sa mère était au lit. Il ne voyait d’elle qu’un bout de broussaille grise qui dépassait de la couverture. Elle allait mieux. Bourrée de calmants, elle s'endormait.

Elle eut quand même le temps de lui dire:

Parler comme ça à une mère, si c'est pas une honte!

Pépère pensa qu'il n'aurait pas longtemps à appuyer un oreiller sur son visage ridé pour qu'elle y passe. Et il avait toutes les chances de ne pas être inquiété. Mais pour gagner quoi?

Cette vieille n'avait pas une thune. Il avait besoin d’elle vivante.

Pépère se servit un vaste sandwich au fromage arrosé d'une moitié de Gamay avant de regagner son chez lui.

Quelques semaines s‘écoulèrent

Un message, encore, était tombé sur l'écran.

Je pense à toi tout le temps…

Pépère flottait

Pépère était relié.

Leurs lèvres s'ouvraient, leurs langues se mélangeaient, leurs respirations étaient bruyantes. Il défit son chemisier, caressa son ventre chaud, retira son soutien-gorge noir. Enfin il vit ses petits seins, les agaça, les pétrit, les prit à pleine bouche. Il fit glisser sa culotte noire le long de ses jambes blanches, assez grasses, ponctuées de grains de beauté. Elle était nue. Lisse, brûlante.

Il passa une main dans sa toison épaisse et rêche puis il joua dans sa chaleur humide. Il embrassait son cou, sa bouche, suçait sa langue. Déjà elle, poussait de petits gémissements. Il finissait de se déshabiller en même temps, sentait ses doigts autour de son sexe, sur ses couilles, il la pénétra...Un cri...

Et elle le suçait pas?

Passons sur les détails. Son beau cul! Il la prenait en levrette, son derrière offert à sa vue, rebondi, ferme, tout blanc, frappait son ventre. Roi du monde, il malaxait, écartait ses fesses.

Ainsi Pépère rêvait, flottant et relié comme dans son bain amniotique.

Les choses, entre eux, pourtant ne s'étaient pas toujours passées au mieux.

Après leur première soirée, ils avaient eu quelques échanges téléphoniques enflammés. Elle semblait totalement conquise. Elle lui parlait de ses yeux, elle lui disait qu’elle voulait s’y perdre à nouveau, qu’elle ne pouvait demeurer loin de lui plus longtemps.

Sur son insistance donc, ils s'étaient revus encore une fois et là surprise ! Elle avait été odieuse, à mille lieux du ton de la dernière rencontre ou de la tendresse de ses divers appels. Revêche, le menton dans le cou, elle s'était dépêchée de s'enfoncer dans une chaise en métal vert du jardin du Luxembourg. Éberlué, Pépère avait eu toutes les peines du monde à la détendre un peu. Ils avaient mangé au restaurant et avaient cheminé sur les bords de la seine sans qu’elle desserre vraiment les dents. Pépère, comme souvent quand il était confronté à la variabilité d’autrui n’y comprenait rien. Il avait le cœur lourd. Il se sentait d’autant plus morose que le soleil éclatait, d’autant plus seul qu’il marchait aux côtés d’une jolie femme. Puis, elle lui avait pris la main. Soulagé, il y avait cru à nouveau. Mais un quart d'heure plus tard, elle partait en coup de vent le gratifiant tout de même d'un baiser sur la bouche en guise d'au revoir.

Un peu avant de le quitter, elle s'était expliquée. Elle n'assumait pas. Elle était pourtant heureuse à l'idée de revoir Pépère, elle en avait envie, mais au moment où ils se rencontraient, elle se sentait mal. Elle culpabilisait. Elle pensait à son homme, tout seul avec son gosse. Et elle ne pouvait s'empêcher de se laisser gâter par la mauvaise humeur.

Sur le moment, Pépère avait fait le compréhensif mais en rentrant chez lui, il s’était posé des questions. Il était impuissant à incarner l'avenir, à reléguer son mari dans le passé. Peut-être qu’après l'idéalisation de la communication à distance éprouvait-elle un choc quand elle le revoyait tel qu'il était, avec son ventre et son âge? Peut-être alors réalisait-elle l'inanité de leur relation ?

Peut-être aussi sentait-elle qu'il n'avait pas une motivation de feu, qu'il était pétri de doutes et d'hésitation ?

Et puis merde! Elle n'avait qu'à le larguer, point final. Non mais elle le prenait pour quoi??! Il n'allait pas supporter longtemps les humeurs de madame l'apprentie adultérine! Il décida d’arrêter de subir, de reprendre la main. Il n'allait pas se faire mener par une chipie. Ras le bol du touche-pipi !

Allo, oui c'est moi. Dit-il

Ah tu vas bien?

Oui, bon, je pense que le mieux, c'est d'en rester là.

Comment ça?

On va nulle part. T’es pas bien avec moi, c’est clair. Restons amis c'est mieux.

Aussitôt, le venin jaillit pour attaquer le stéréotype.

Comment ça? Mais on a jamais été amis.

Il ricana.

Sympa...

C'est la vérité. On était juste des connaissances.

Bon ok bye et il raccrocha, un peu énervé par la pique de la jeune femme mais finalement assez content de lui. La colère était une bonne conseillère.

Plus tard dans la soirée, la tristesse le gagna. A nouveau, seul.

Le lendemain, la tristesse perdurait. Il ne sentit pas en mesure d'affronter le travail. Il se fit arrêter une semaine en racontant à son médecin qu'il avait très mal au dos. Il passa ses journées entre la télé et sa boite mail, espérant que la jeune femme revienne vers lui. Mais il ne reçu aucun message d’elle.

Pépère était mal.

La veille du jour de reprendre son poste, alors que cette perspective assombrissait ses pensées et qu’il cherchait sans parvenir à le trouver un moyen d’y échapper, il trouva un message d'elle.

Je ne fais que penser à toi. J'ai besoin de toi. Ecris-moi, appelle moi.

Il se mit à bander, il répondit dans le même ton.

Et leur relation, de mail en mail, de coup de téléphone en coup de téléphone, lointaine et rêvée, reprit.

Il retourna donc au travail sans trop souffrir.

La structure périclitait irrésistiblement. L'expert nommé par le conseil d'administration, gros bonhomme à cheveux blancs tiré miraculeusement d'une obscure retraite pour s'agiter devant l'inéluctable, avait imposé des réunions de travail. Pépère, à son grand dam, y avait été convié, car chacun, quelque soit la modestie de son rang et de ses moyens, devait apporter sa contribution.

Le gros qui se présentait comme consultant en Ressources Humaines était soupçonné par la rumeur publique d'être un exécuteur de basses oeuvres et d'avoir comme menée ultime le licenciement d'une grande partie du personnel. Il avait en tout cas bien du mal à masquer la condescendance que lui inspirait l'association. Il traçait une nette séparation entre le monde réel, celui de l'entreprise, et la structure, qu'il voyait comme une niche anachronique, peuplée d' idéalistes, ignorant du nécessaire égoïsme qui préside aux lois du marché.

Fort de quarante années d'expérience à servir loyalement le libéralisme, il leur en expliqua le mécanisme lors du premier sommet qu'il présida. Pour sauver leurs emplois, ils devaient dégager des profits. Pour dégager des profits, il fallait vendre d'avantage de prestations. Pour vendre d'avantage, chacun, depuis le coursier jusqu'au cuisinier, devait se saisir du téléphone et dénicher le client potentiel qui dormait dans les pages jaunes et blanches.

Cette leçon inaugurale ne suscita qu’un silence apathique.

Connaissant comme tous les pédagogues la puissance d’évocation de la métaphore, il voulut terminer sur une note culturelle:

Comme dit Alexandre Dumas, si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi.

Pépère, un instant extirpé d'un ennui épais, rendit à Paul Féval ce qui lui appartenait. Il y eût un petit blanc, le patron qui siégeait à côté du gros bonhomme resta impénétrable. Les collègues de Pépère, ravis de voir l'expert pris en flagrant délit de balourdise, échangèrent des regards narquois.

Après la réunion, chacun put voir depuis son bureau, le consultant s'engouffrer dans sa voiture et filer. Sans doute parce qu'il était jugé trop cher, il ne travaillait que deux matinées par semaine. Il n'avait donc pas le temps de s'occuper de la mise en place des bulles qu'il faisait tomber sur eux. Il se contentait de les émettre.

Bien entendu, personne, n'ayant rien de plus à gagner ou à perdre que le peu qu’il avait ne fit seulement semblant d'appliquer le décret du gros bonhomme. Chacun reprit ses habitudes attendant avec philosophie, voire avec hâte le naufrage.

Le secrétaire continua de hanter les chats de rencontre, le commercial de tourner en rond tandis que la formatrice d'anglais faisait des ma-jongs sur son ordinateur et que la comptable comptait, surveillant du coin de l'oeil le patron qui, affolé par les chiffres, tournait autour d'elle comme un vautour.

Pépère était débordé comme toujours. Les appels téléphoniques, les quelques papiers et dossiers à classer menaçaient de le submerger. Bien sûr, en eût-il le désir ou la disponibilité qu'il n'avait pas la moindre idée de qui il aurait pu appeler pour vendre des produits dont d'ailleurs il ignorait tout.

Le printemps tentait des percées à travers avril et il y eu quelques journées éblouissantes. Mais le soleil n'arrivait pas jusqu'aux couloirs qui restaient sombres et froids Un silence morne, troublé seulement de bruits étouffés et de chuchotement, régnait. Heureusement, il y avait les moments où les gens venaient tromper un peu de temps chez le commercial, toujours ouvert à la discussion.

Le patron et son gros acolyte étaient alors passés à la moulinette. On les moquait. On faisait le compte de leurs perles. On décryptait les petitesses qui leur échappaient. On en explorait les divers niveaux de sens, on en épuisait l’absurdité. On finissait de s'écoeurer de la structure afin d’en supporter le séjour

Pépère était mal. Il voulait partir. Il voulait retourner dans une existence où confronté à rien, il était possible de s'inventer soi-même.

Il était las de sentir autour lui le grand corps de l’association agoniser sans fin. Il en avait plus qu’assez de nager à contre courant de sa nature oisive, de cette violence qu'il se faisait à lui-même quand il se saisissait pour se pousser jusqu'au travail. Enfin et surtout, il ne supportait plus de vivre sous la menace du dévoilement de son incompétence, il avait maintenant à son passif un nombre important de gaffes qu'il craignait de voir émerger.

Il se savait éligible pour trois ans aux assédics I. C’était insuffisant hélas pour tenir jusqu'à la retraite mais il pourrait au moins se reposer plusieurs mois.

Alors dès qu’il en avait l’occasion, il clamait son ras le bol, il rendait publique son envie de partir, pensant par l’engagement de sa parole déclencher le processus qui mènerait à la porte.

La situation continuant de se déliter, un premier licenciement finit par advenir. Le commercial fut poussé vers les assédics pour manque de résultats. Il s’obstinait à ne pas développer son chiffre d’affaire au-delà de son salaire.

Il ne perdait rien. Proche des soixante ans, dispensé de recherches d'emploi, il pouvait attendre paisiblement sa retraite, qui grâce aux moments glorieux de sa carrière, il avait vendu de grandes marques d'ordinateur, avait été chef d'entreprise, serait bien meilleure que les maigres subsides qu'il touchait dans l'association.

Puis un appel d'offre important, essentiel; indispensable même à l’économie de l’association fut perdu. Les Parques qui au conseil général tiraient sur les fils embrouillées de ces affaires avaient contre toute attente, rejeté la structure.

La fin est proche se dit Pépère avec satisfaction.

Rien.

Les jours eurent beau passer, composer des paquets de semaines à l'identique, où comme toujours derrière le soulagement des week-ends, venait trop vite la douleur des lundis qui n'empêchait pas que l'on survive tout de même jusqu'au vendredi suivant et ainsi de suite, rien de nouveau n'arriva.

Pépère était mal.

On ne le licenciait pas.

Heureusement, sa relation avec la jeune femme lui permettait de se décoller de la prégnance du travail. Ils se téléphonaient et s'écrivaient régulièrement. Ils se racontaient leur quotidien, se disaient combien ils se manquaient l'un à l'autre, échangeaient des tendresses pudiques:

Je t'embrasse.

Ainsi terminaient-ils toujours leurs messages.

Mais ils ne se rencontraient pas, elle ne se sentait pas prête et lui somme toute n'était pas pressé. Du moment qu'il était relié et que quelque chose du côté de l'avenir pouvait survenir…

Un jour, elle lui annonça qu'elle prenait quelques jours de vacances pour partir, toute seule, en Turquie. Elle était coutumière de ce genre d’escapade bien calibrée. Elle aimait partir au soleil en égoïste, abandonnant pour quelques jours mari et enfant. Pépère eût une érection formidable en imaginant le contraste qu'allait faire la blancheur de ses fesses rebondies avec son dos bronzé. Il l'appela à ce moment précis et quelque chose de son trouble passa chez elle. Ce fut, ce qui entre eux durant tout ce temps, se rapprocha le plus d'un échange sensuel.

Pépère en nourrit plusieurs fois ses joies solitaires.

Elle était donc en Turquie. Il n'était pas inquiet, ni jaloux. Elle était trop cérébrale pour se jeter sur un quelconque maître-nageur. Elle allait dorer au bord de la piscine, un bouquin dans les mains et saurait tenir à la bonne distance les dragueurs. Elle avait suffisamment à faire avec un homme qu'elle ne parvenait pas à quitter et un autre qu’elle ne se décidait pas à aimer.

Dans la structure, alors que la résignation avait gagné tous les coeurs, quelqu'un gardait encore la foi. C'était sa responsable. La brave femme aimait son patron qui pourtant, ainsi qu'il se doit avec les saintes, la traitait plus bas que terre. Excité par sa santé fragile et ses instincts de victime, il la rudoyait souvent. Cela n'empêchait pas la pauvre femme de voir chez lui, des bontés et des ressources d’ingéniosité absolument invisibles pour les autres. Elle voulait croire que lui et son complice avaient à cœur de sauver le personnel et qu’ils gardaient à cet usage des atouts considérables dans leur manche. Pépère était fortement dubitatif. Il sentait ces deux types complètement impuissants face à la force des choses. Il les considérait comme incapables de faire autre chose que de reproduire ce qu'ils avaient fait durant toute leur carrière, économiser des bouts de chandelle pour l'un et brasser du vent pour l'autre

Mais sa responsable avait une vision. Extatique, elle fermait ses beaux yeux verts et souriait. Plus personne ne serait licencié annonçait-elle car de nouveaux produits mis au point par le duo allaient voir le jour et sauver la structure. Comme le dernier carré de nazis dans Berlin en ruine, elle croyait au renversement de la situation par les armes nouvelles.

Sa responsable disait des tas d'autres choses auxquelles il ne comprenait goutte, des choses qui la concernait elle et puis lui aussi sans doute. C'était des demi-phrases... Des allusions aussi lointaines que des exoplanètes... Des métaphores opaques comme à Delphes. Il sentait cependant que tout n'y était pas forcement aimable. Pépère ne cherchait pas plus loin, il souriait, dodelinait de la tête puis prétextait n'importe quoi pour s'éloigner. Il trouvait la brave femme bien emmerdante. Il n'arrivait pas à communiquer avec elle. De même que la lumière est absorbée par les trous noirs, ses arguments étaient annihilés par ce magma d'obscurité et d'espérance irrationnelle.

Et puis un jour fut de trop.

Sa responsable lui reprocha à sa manière alambiquée de ne pas avoir exécuté un ordre qu'il ne se souvenait absolument pas d’avoir entendu alors même qu’il était déjà largement débordé par ceux qui étaient audibles. La colère le prit. Il se dit qu’elle avait du donner cet ordre d’une manière si allusive qu’il n’avait pu le comprendre, peut être même elle l’avait seulement pensé, s’imaginant avec son esprit troublé que la télépathie était devenu un canal de communication opérationnel.

Stop! Trop d'absurdité! Il avait bien assez de la sienne.

Ce fût là le déclic.

Il décida de partir immédiatement. Il fit irruption chez le consultant qui surpris montra quelques signes d’inquiétude. Le personnel commençait il à se révolter ? Venait-on le rouer de coup ? Mais non, ce n’était pas encore le grand soir. Pépère lui annonça tout simplement qu’il voulait être licencié, l’autre en fut visiblement soulagé. Il reprit une contenance. Il le fit asseoir. A part deux, trois feuilles blanches, posées sur un sous-main et un bic quatre couleurs sagement aligné au dessus, son bureau était vide. Pépère se demanda à quoi il pouvait occuper son temps. Peut- être regardait il le plafond, les mains croisées sur le ventre, en attendant l’heure de rentrer chez lui ?

Mais le gros était maintenant tout à fait mobilisé. Négocier le départ d’un sous fifre, était en plein dans le champ de son expertise. Et cela se sentait. Il faisait l’article avec beaucoup d’aisance. Il se saisit d’un feutre et commença de griffonner des chiffres sur le paper board. Il proposa une formule arrangeante pour les deux parties, rupture du contrat à l'initiative de l'entreprise et donc assedics garantis pour Pépère, un petit mois de prime et bien sûr les congés payés. Il lui calcula même le montant de ses indemnités chômage. Pépère était convaincu, l’affaire fût conclue. Il sortit du bureau, un peu euphorique, comme s’il venait d'acheter une cuisine ou de contracter un crédit à la consommation.

Dans un mois il serait dehors.

Aussitôt, il alla parader devant les autres, faire l'homme libre, celui qui ne se payait pas que de mots. Il eût son petit succès. La comptable fut abasourdie, elle mit sa main, devant la bouche puis

Non?

Si.

T'as bien fait.

Tu m'étonnes! Plein le dos de cette boite.

Il regretta de ne pas pouvoir joindre la jeune femme pour lui annoncer la nouvelle. Quand elle l'apprendrait nul doute qu’elle serait impressionnée par la virilité du geste.

Le soir cependant une petite pointe d'inquiétude lui vint, de quoi allait-il vivre? Les indemnités suffiraient-elles?? Il n'y arrivait déjà pas avec son salaire. Et puis à son âge et avec son C.V en gruyère, s'il devait retravailler, jamais il ne retrouverait un poste.

La petite inquiétude se fit poignante.

Un emmerde chasse l'autre pensa-t-il.

Pépère était mal.

Le mois de préavis fila vite, en raison sans doute du fait que Pépère en attendait autant la fin qu'il la redoutait. La jeune femme était revenue. Pépère l’appela. Il lui annonça son licenciement. Elle ne fit pas de commentaire et demanda seulement :

Qu'est-ce que tu vas faire après?

Rien.

Tu vas écrire?
...

Tu m'as manqué.

Toi aussi.

Etc...

Pépère, durant ces moments là, pensait au bronzage de la jeune femme, à la blancheur rehaussée de ses fesses rondes et à la marque du maillot autour de sa toison. Il bandait. Malaxer son derrière, promener ses lèvres sur ses hanches.

Et puis, il y eut une petit fête, organisée en grande partie par sa responsable. Elle se sentait coupable du départ de Pépère, il avait beau essayer de la détromper, elle voulait porter ça aussi sur son dos. Sa nature christique se régalait de tous les pêchés qui passaient à sa portée. Pépère finit par penser qu'effectivement c'était sa faute s'il partait. La névrose de la pauvre femme était la pollution de trop.

Elle multiplia les déclarations énigmatiques lors de leurs apartés. A travers des points de suspension, Pépère finit par comprendre qu'elle sous-entendait que le patron avait du chagrin de son départ.

Tu crois?

Elle opina de la tête, laissant même des larmes monter dans ses beaux yeux. Pépère se régala par avance des rires qu'il allait déclencher en racontant aux autres la dernière hallucination de sa responsable.

Le jour de son départ, tout le personnel était rassemblé près d'un buffet, Pépère y alla de son discours. Il parla du professionnalisme de ses collègues, de ce qu'il avait appris à leur contact. Les mots coulaient comme de l'eau, il croyait presque à ce qu'il racontait. Un des formateurs pleura.

Le patron prit la parole à son tour, il lui souhaita bonne chance pour la suite de son parcours.

Vous avez des pistes?

Non.

Puis, il eût une phrase un peu ambiguë. Il n'avait pu juger de la qualité de son travail mais en tout cas, il avait le sentiment qu'elle n'était pas nécessairement absente. Pépère n'alla pas chercher plus loin. Dans ces affaires là, le flou était préférable.

Il but force verres de champagne, c'était sa fête, c'était la fin du travail.

Allez on s'embrasse.

Il colla son visage contre la joue molle de la comptable. Elle paraissait un peu émue, elle lui donna une tape amicale dans le dos.

Et par un doux début d'après-midi de juin, saoul, remué par la fraternité des adieux mais délivré, sifflotant, il laissa derrière lui le vieux bâtiment en perdition et s'enfonça dans une banquette vide de son RER. Trop assailli d'émotions et de pensées, il renonça très vite à lire. Il appuya sa tête contre la vitre et fixa son esprit sur la jeune femme. C'était bon d'être relié, d'exister pour quelqu'un.

Elle avait voulu le revoir, enfin. Ils avaient rendez-vous demain aux Abbesses. Il était à la fois excité et anxieux. Il avait envie d'elle mais il craignait de la décevoir.

En tout cas, ils allaient faire l'amour, c'était sûr. Ils iraient chez lui ou à l'hôtel ou peut-être même dans la nature. Ils n'avaient rien décidé de ce genre, laissant le sujet dans le non-dit, mais Pépère ne voulait plus traîner dans le platonique. Le ridicule menaçait.

Le lendemain, en fin de matinée, frais, parfumé, une chemise bleue en lin bouffant par dessus son pantalon pour tenter de masquer son ventre, il montait vers le rendez-vous. Il avait gardé une barbe de trois jours, qui parsemée de poils blancs, lui donnait pensait-il un air à la Hemingway. Ce matin en se regardant dans la glace, il s'était trouvé assez plaisant.

Depuis à chaque fois qu'il passait devant une vitrine, il cherchait à confirmer cette bonne impression mais souvent il saisissait de lui un instantané moins favorable. Quel ventre! Et comme il faisait vieux!

Allons! Assis, de face, avec un peu de verve et vin, il serait tout à fait acceptable. Le temps éclatant, la jeune femme qui l'attendait, le poussaient à l'optimisme.

Elle était dorée et appétissante comme du bon pain. Ils se firent la bise d'une manière un peu guindée, se touchant à peine les joues. Ils marchèrent côte à côte un moment puis gênés de ne rien trouver à se dire, ils cherchèrent un restaurant.

On va où?

Où tu veux fit Pépère.

Ils prirent une terrasse en plein soleil.

Ils étaient face à face. La jeune femme était aussi jolie qu'il l'avait rêvé. Malheureusement, elle était distante, sans entrain aucun. Et toutes ces promesses de bonheur, ces épaules rondes, cette peau brune, lisse, comme fondante et ces blancheurs secrètes, n'étaient pour Pépère qu'une occasion de souffrir puisqu'elles semblaient lui échapper.

Agacé, il lui fit des compliments sur son physique. Il savait qu'elle en serait gênée. Il voulait la bousculer, tenter de la réveiller de sa froideur.

T'es super mignonne dis donc! Les mecs doivent te brancher non? Canon comme tu es!

Elle marqua un assentiment crispé par un hochement de la tête.

Elle lui raconta ensuite, parce qu'il faisait semblant de s'y intéresser, ses vacances en Turquie. Dix jours en célibataire, entre piscine et bouquins, entouré d'un petit nuage vrombissant de mecs sympas qui certes essayaient de draguer mais n'insistaient pas une fois qu'ils avaient compris qu'il n'y avait pas moyen.

La vierge de fer et les petits cons pensa Pépère.

Ils avaient fini leur repas et recommencé à marcher qu'ils n'avaient pas encore établi un vrai contact entre eux. Ils étaient côte à côte, comme des étrangers, essayant vainement de faire prendre une conversation qui s'obstinait à mourir.

Elle passa devant lui pour descendre les escaliers qui allaient vers la rue des trois frères. Son décolleté laissait voir largement son dos nu. Pépère que cette peau de miel affolait ne put s'empêcher d'y poser les lèvres. Après tout, leur intimité supposée lui donnait des privilèges. Et puis parfois, la ligne droite peut des miracles.

Elle sursauta, se retourna vivement et le regarda avec mépris, comme s'il avait fait quelque chose de répugnant. Pépère en fut glacé. La colère commença de monter en lui mais il ne dit rien. Un peu plus tard, comme ils passaient devant un café, il proposa de boire un verre.

Il prit un bière et elle un thé. Visiblement, elle n'avait pas mis l'ivresse à son programme du jour.

Qu'est-ce qu'il y a? Tu t'emmerdes ? Tu veux qu'on arrête de se voir?

Pépère allait droit au but, dans l'espoir d'être contredit.

Je sais pas répondit-elle.

Aie! pensa Pépère.

Peut-être que c'est mieux en effet.

Pépère était mal.

Pourquoi? dit-il

J'y arrive pas.

T'arrives pas à quoi ?

Chaque fois qu'on se voit, je suis pas bien , je pense à mon mari, à mon gosse. Je culpabilise, c'est plus fort que moi.

Tu devrais plus te laisser aller. Vivre le moment. Lança Pépère tentant de susciter une solution sensuelle.

C'est impossible, j'y arrive pas.

Tu te prends trop la tête.

Je peux pas faire autrement.

Ben oui alors, le mieux c'est d'arrêter. Trancha Pépère souhaitant là encore être contredit.

Oui, t'as raison.

Il faut même plus que l'on soit amis. C'est tout ou rien.

Pépère en rajoutait dans la radicalité, espérant qu'à un moment ou à un autre, la jeune femme ferait machine arrière.

D’accord. Dit-elle simplement

Il y eût un silence.

On s'appelle plus, plus d’email, ni rien. Insista Pépère.

Mais oui fit-elle.

Pépère finit sa bière. Un peu étourdi, il se leva, puis se rassit, appela le garçon, paya et se leva encore.

On y va?

Attends j'ai pas fini.

Il se rassit à nouveau, le feu au ventre, le genou agité de saccades. Enfin, la jeune femme fut prête à partir.

Ils descendirent ensemble un bout de trottoir puis ce fut le moment de se quitter.

Je peux t'embrasser une dernière fois demanda Pépère.

Bien sûr.

Ils se firent une grosse bise sur les lèvres et chacun partit de son côté.

Pépère était mal.

Le miracle était fini. Il se retrouvait seul, avec sa chemise en lin et sa barbe à la Hemingway. Circonscrit à lui-même.

Le soir, comme d’habitude il regarda la télé. Il zappait mécaniquement, souffrant à chaque fois qu’il pensait à la jeune femme et qu'il réalisait qu’il n’avait justement plus personne vers qui tourner ses pensées.

Deux, trois jours après, il lui écrivait un mail.

Comment vas tu ? Moi ça va. j'écris un roman.
Finalement, je trouve débile de plus se parler du tout.
Quoi de neuf à ton boulot?
Bises.
Elle répondit gentiment mais sans y mettre aucune espèce de tendresse. Il n'avait même plus droit au "je t'embrasse" en fin de message. Elle était gentille, point final. Comme avec tout le monde, comme avec ses nouveaux collègues "si sympas" ou pire comme avec ces petits cons de Turquie !

Pépère passait ses journées, à rôder autour de son ordinateur pour voir s'il avait des mails. Mais elle se contentait de répondre aux siens. Et toujours d'une manière tellement plate!

De temps en temps, de plus en plus souvent d'ailleurs au fil des jours, une impulsion irrésistible le prenait et il appelait la jeune femme. Il préférait la surprendre à son travail car elle laissait toujours son portable bloqué sur la messagerie

Il tentait de limiter les contacts, de ne pas être trop harceleur, mais comme à chaque fois, elle restait à distance, amicale, conviviale mais lointaine, exaspérante et que lui attendait du sentiment, de l'émotion, des épanchements, il ne pouvait s'empêcher d'essayer et d'essayer encore.

Alors arriva ce qui devait arriver. Un jour, qu’elle avait répondu à un de ses mails d’une façon bien trop laconique pour lui et qu’immédiatement il tentait de la joindre par téléphone, elle fit dire par une collègue qu'elle était absente. Pépère rentra dans une rage folle, aussitôt il écrivit à la jeune femme pour lui demander des éclaircissements.

Etais-tu là quand j'ai appelé tout à l"heure?

Sa réponse fut ambiguë, voire ironique.

C'est quoi être là? C’est être là pour toi ?

Elle se fout de ma gueule en plus! Rugit Pépère. Il se mit à aller et venir comme ces fauves pelés qui dans les zoo tournent sans fin derrière leurs barreaux, hurla un énorme "salope!", alluma la télé, s’effondra sur le divan, regarda quelques instants les cyclistes du tour de France s'escrimer sur une côte puis se leva à nouveau. Il décida de se fendre d'une réponse assassine. Définitive. Il mit un certain temps à la concocter.

Je suis super déçu par ton attitude, tu me prends pour qui? Tu te fous de ma gueule avec ta collègue sans doute? Tu te plains de moi? Tu fais la nana harcelée par un gros lourd ? Tu joues à la femme fatale du back office? On rigole bien au bureau l'après-midi!

Tu n'es qu'une petite fille, tu es coincée à mort. Corsetée par ton éducation. Tu n'arrives pas à être une femme. Tu ne le seras sans doute jamais. Tout ce que tu veux, c'est allumer les mecs, sans rien leur donner. Ca t'excite et c'est sans risque. Je ne veux plus jamais te voir, ni avoir de tes nouvelles, j'espère qu'il t'arrivera les pires merdes à toi et tous les tiens jusqu'à la septième génération! Crève! Petite bourge coincée du cul! Et merde à ta collègue si sympa!

Pépère envoya le message avec beaucoup de satisfaction. La réponse fut mesurée mais non exempt de tristesse. Enfin, du sentiment !

Je ne comprends pas bien ta réaction. Mais comme tu veux. Je sais bien que ce que tu viens de m'envoyer est parfaitement réfléchi. Tu cherches à me faire mal. Moi aussi, tu sais je pourrai te dire certaines vérités. Mais je préfère en rester là.
Pépère était apaisé, il avait blessé la jeune femme, lui avait rendu humiliation pour humiliation.

Il se demanda bien ce qu'elle voulait dire par "certaines vérités" à son sujet. Jusqu'où l'avait-elle donc percé? Mais il ne se tortura pas avec ça, l'essentiel était que maintenant il pouvait se raconter qu'il avait eu le dernier mot.

Il se mit au lit pour faire une bonne sieste, se délectant derrière ses paupières closes des phrases assassines de son mail.

Et les jours alors se mirent à couler

Juillet puis août écrasèrent la capitale d'un soleil implacable.

Pépère était mal.

Il avait enfin tout le temps du monde devant lui mais il ne savait pas quoi en faire.

Une impression énorme de vacuité le submergeait.

Tout comme Paris déserté en cette saison, son coeur, sa poitrine, son ventre, sa tête- Enfin, le lieu où suivant ses humeurs somatiques, il logeait le principe essentiel de son être- étaient vides. Sa bouche gardait le goût ou plutôt l'absence de goût de la nourriture fade qu'il ingurgitait.

Pâtes, riz, pâtes, riz...

La télé, Internet, les mauvais polars étaient impuissants à combattre cette sensation. Alors, il voulait sortir, aller quelque part, au cinéma, chez sa mère, au hasard des rues. Mais dehors, il pleuvait du feu, la lumière lui meurtrissait les yeux, la chaleur poissait son corps. Écrasé par l'ennui, écoeuré par l'inanité de toute action, il rebroussait chemin au bout de quelques pas. Revenu dans la tiédeur de son chez-lui, il tentait les images ternes des feuilletons allemands ou celles criardes des films des années cinquante mais aussitôt excédé, il éteignait et se mettait à marcher de long en large. Puis étreint à nouveau par une urgence insupportable, il ressortait et ainsi de suite jusqu'à ce qu'enfin le soir consente à descendre.

Alors un peu d’apaisement venait.

Pépère en profitait pour prendre un peu de recul.

Qu’est-ce que je suis con se disait-il.

Plusieurs fois par jour, il consultait sa boite mail. Il espérait encore, envers et contre tout, que la jeune femme revienne vers lui. Si elle passait par dessus sa dernière rosserie et qu'elle lui écrive, c’est que vraiment elle ne pouvait vivre sans lui. Elle serait domptée, elle serait à lui.

Mais invariablement le petit pincement de joie qu’il ressentait à l'annonce qu’il avait de nouveaux messages se transformait en déception en découvrant des spams sur les nouveaux produits Fnac, sur la façon de faire grossir son pénis ou pire encore des mots d'anciens collègues qui voulaient s'enquérir des changements dans sa vie. Comme si ces deux termes étaient compatibles ! Il n'y répondait jamais. Pour Pépère, les connaissances de travail étaient comme les coraux, ils perdaient toute couleur et donc tout intérêt une fois sortis de leur milieu naturel.

Pépère pensait très souvent à la jeune femme.

Son cœur était aveugle. Il ignorait le passage du temps, les évènements, la réalité.

Et sa raison avait beau lui signaler le contraire, Pépère ne pouvait s’empêcher de croire que cette fraîcheur dans le sentiment était réciproque. Ce qu'il ressentait contaminait forcement le monde. La jeune femme pensait à lui aussi.

Bien sûr, il ne lui écrivait pas. Mais le silence était dans son esprit une forme de communication. Chaque message qu’il n’envoyait pas était une action puisqu’il nécessitait un effort. En ne se signalant plus, il croyait alimenter une image flatteuse de lui. La jeune femme devait projeter sur son absence, la silhouette d’un être indépendant, fort, ne faisant pas de concessions, ne se retournant jamais, le vrai cow-boy Marlboro.

Septembre enfin, puis octobre arrivèrent. Cieux lourds, joues fraîches, nuits précoces. La viduité se fit moins mordante. Elle finit d'ailleurs par s'estomper tout à fait, vaincue par l'habitude que reprenait Pépère d'être livré à lui-même.

Ses sentiments pour la jeune femme, par contre, demeuraient vivaces. Il attendait toujours un signe de sa part. Elle avait souvent le rôle principal dans les scenarii de ses plaisirs solitaires. Il faisait commencer l’histoire au moment de leurs premiers baisers. Mais cette fois-ci, il n'obéissait pas au coup de fil hystérique de sa mère. Il restait avec la jeune femme. Ils se trouvaient un hôtel et ils vivaient des merveilles. Sans cesse il faisait passer ce film où déjouant les artifices de la sorcière, il prenait la bonne route.

Pépère vivait sur les assedics I. Il n'avait que peu de besoins: les chaînes cinéma, Internet, les polars et la bière pour le soir. En mangeant régulièrement chez sa vieille mère, en acceptant l'argent qu'elle lui glissait parfois dans la poche, en prenant dans son sac celui qu'elle ne le donnait pas, il arrivait à maintenir un équilibre fragile entre les rentrées et les sorties. Il contrôlait son découvert.

Il ne cherchait pas de travail.

Quand au hasard du surf, son oeil s'attardait sur une offre d'emploi à laquelle il pouvait prétendre et elles étaient rares, il était consterné. Les tâches étaient toutes plus rébarbatives, les unes que les autres. Il ne voyait pas du tout, comment trouver encore assez d'énergie en lui pour se forcer à faire des choses aussi ennuyeuses. D'autant plus qu'il faudrait le mériter ce poste, donner l'air d'en avoir une envie folle. Les recruteurs ne voulaient pas de mercenaires mais des gens désirants.

Décidément, le prix à payer pour avoir un salaire s'avérait bien élevé.

Pépère était mal.

Le travail était à l’opposé de sa nature. Il fallait être concentré, précis, comprimer sa personnalité au service d'une activité alors qu'il se réalisait, se retrouvait tel qu'en lui-même, dans l'évitement de la réalité, l'éparpillement, la rêvasserie, l'errance mentale.

Je suis une poussière d’étoile, un fils du soleil. Il faut que je sois détendu du gland se disait-il.

Des journées sans but, sans horaires, sans violence contre soi-même, voilà ce qu'il fallait à sa santé. Mais personne ne vous payait pour cela.

Que faire donc?

Rien, suivre comme toujours le courant. Attendre l'inspiration salvatrice

Deux années passèrent comme si elles étaient seulement des mois.

Il avait maintenant largement franchi le mitan de la cinquantaine et pris sans doute une bonne dizaine de kilos supplémentaire mais il préférait ne pas se peser.

Les assedics I venaient sur leur fin, il en avait encore pour six mois et cela n'était pas sans l'épouvanter. Les assedics II, moins de la moitié de ce qu'il touchait actuellement, ne suffiraient jamais à assurer sa subsistance.

Tous les jours, il se creusait vainement la tête pour trouver un moyen de financement sans passer encore une fois par un travail dont le coût psychique serait exorbitant. Monter sa propre affaire? Mais pour faire quoi? Vendre ses vieilles chaussures sur un bout de carton? Devenir Gourou alors? Se proclamer retour du Messie? Il était si charismatique qu’il n’avait pas d’amis. Tuer sa mère? Aucun héritage à espérer. Écrire? Qui achèterait un livre de trois pages ? Il ne voyait aucune solution.

Où est ma place sur cette planète ? Avait-il envie d'ululer.

Bien entendu, ce malaise cosmique était de peu de poids face au danger de clochardisation qui le menaçait s'il ne maintenait pas d'une manière ou d'une autre son pouvoir d'achat.

Pépère était mal. La mort sociale, il le savait, était pire que la mort.

Si je peux plus payer mon appart, j'irai loger chez ma mère se dit-il pour se rassurer bien que cette idée n'eût rien de rassurant.

Il fit dériver sa pensée sur la jeune femme et aussitôt se détendit. A sa manière télépathique, il conversait encore avec elle tous les jours. Ces ruminations romantiques déclenchées, mises en branle aurait pu dire Pépère, il y avait déjà quelques années, demeuraient en l'état de fraîcheur première. Chaque fois, en ouvrant ses mails, il espérait.

Ce matin, sans doute à cause d'un rêve particulièrement prégnant fait autour d'elle et dont l'atmosphère tendre et sensuelle l'avait saturé, le coeur lui battait plus vite. C'était comme si elle aussi avait fait le même rêve, comme s'ils avaient eu effectivement un échange. L'ivresse montant, il joua toute une partie de la journée avec l'idée de lui écrire.
Il finit par composer un long mail, pesant chaque mot, évitant de paraître trop transi mais préservant, bien entendu, la possibilité que rejaillissent des flammes de l'ancien volcan que l'on croyait éteint.

Il lu et relu le message. Puis la respiration courte, après quelques secondes d'hésitation, il se jeta dans le vide et envoya le mail.

Hello,
me revoilou de part les éthers.
Que deviens-tu?
Moi, je me laisse pousser le ventre etc...

Une journée passa. Pépère était mal. Il commençait de douter d'avoir une réponse et s'en voulut de son geste qui dévaluait le silence fier et impavide qu'il avait su garder jusqu'à présent.

Et puis merde! Se dit-il, je suis comme ça! Spontané! Direct! Bousculant! Changeant comme le temps!

Sa météo intérieure durant la soirée fut néanmoins assez morose.

Enfin, au matin, il eût une réponse. Il sut avant même d'ouvrir le message qu'il n'y aurait rien de déterminant. Le ton en était gentil, posé, tout en retenue mais lisse, sans aucune aspérité à laquelle se raccrocher.

Il y avait du nouveau pourtant.

Elle avait eu un autre enfant, une petite fille. Elle faisait du trapèze durant ses loisirs et envisageait de fonder une école spécialisée dans cette discipline.

La transcendance toujours. Son besoin d'ailleurs poussait sous forme de rêves. Une manière de lâcher de la vapeur pour supporter sa vie en l'état. Car il en était sûr, même si elle n'en disait rien, elle était toujours avec le même homme.

Elle ne parlait pas non plus de sa carrière. Mais Pépère en rentrant son nom dans Google avait trouvé un lien qui la désignait comme cadre, responsable de formation d’il ne savait trop quel département de la BNP.

Elle aurait pu monter bien plus haut, si sa soif spirituelle ne lui avait rendue l'ambition professionnelle un peu vaine. Sans doute que les choses sont ennuyeuses quand on est facile.

Un peu pour la taquiner, un peu pour la flatter, Pépère lui reprocha de ne pas être devenue PDG de sa banque.

Puis, ne recevant pas de message en retour, il lui fit une espèce de déclaration grandiloquente, mélange, bien dans sa manière, de sincérité et de manipulation. Il voulait faire sourdre ce qu'elle avait au fond de sa tête.

Il n'avait cessé de penser à elle. La force de ses sentiments était restée intacte, indépendante du temps mais également du peu de choses qui s'étaient passées entre eux. Il était incapable de s'expliquer ce mystère Elle était même devenue une référence. Elle avait gagné la tribu des grands invisibles, celle des gens qui avait compté pour lui et qu'il consultait dans son for intérieur en cas de difficulté, afin de prendre un peu de hauteur.

Elle laissa entendre qu'elle était flattée mais ne livra rien ni de ses sentiments, ni du bilan qu'elle se faisait de leur histoire. Elle resta opaque.

Puis, ce fut tout. Sans doute ne voulait-elle pas tomber dans une correspondance régulière. Pépère cependant se sentit apaisé par cet échange. Il s'était exprimé, libéré de ce qui le comprimait et puis la réalité l'avait un peu calmé. Elle avait un deuxième enfant, était encore moins disponible et lui parût du coup moins séduisante.

Il continua de penser à la jeune femme mais d'une manière plus sereine.

Plusieurs mois encore s'écoulèrent.

Internet, c’est magique ! Se dit Pépère

Il s’était procuré les codes d’accès des comptes de sa mère en fouillant dans son courrier et il venait, en quelques clics, de se faire virer sept cent euros depuis le Codevi de celle-ci.

Il était mal.

Il avait déjà perçu deux fois les assedics II et ainsi qu'il l'avait prévu, il ne s'en sortait pas. Quatre cent quarante euros! Ils étaient dépensés des semaines avant de les toucher.

Il avait du réagir.

Il ne craignait pas la réaction de sa mère qui a près de quatre-vingt ans était peu scrupuleuse dans la tenue de ses comptes. Il pourrait renouveler l'opération trois fois encore avant que le Codevi ne soit vide.

Il lui restait donc trois mois de sursis, plus peut-être s'il trouvait un moyen de solder à son profit les cinq mille euros du plan épargne de sa mère.

Et ensuite quoi?

Et s'il faisait agent d'entretien? Voilà un métier qui offrait des perspectives! Peu de responsabilités, des tâches simples et apaisantes, (faire le ménage c'était méditer, tous les maîtres du zen le disaient) et des possibilités de mi-temps. Or l'on pouvait cumuler pendant six mois, le temps partiel avec les assédics II! Cela lui permettrait d'avoir une paye presque complète contre quelques heures par jour.

Le personnel manquait dans la partie. Son CV troué comme un gruyère et son âge canonique ne devraient donc pas trop le discriminer. De plus, sa qualité de français de souche, rareté dans ce secteur, donnerait du prix à sa candidature.

Cette activité présentait cependant des inconvénients. Le travail se faisant avant l'ouverture des bureaux, il fallait se lever très tôt,. Pépère ne voyait pas comment il pourrait sortir de son lit à quatre heure et demi du matin, au milieu de la nuit et du froid. De plus, il savait que dans ce métier l'on était souvent rudoyé par des petits chefs et il ne supportait pas la plus légère élévation de voix.

Il avait donc mis cette idée de côté se la réservant pour le moment où la situation deviendrait intenable.

Tout cela était quand même était bien emmerdant.

Pépère soupira et se livra à un de ses jeux favoris, il considéra sa vie.

Pépère était mal. Mais il éprouvait un certain plaisir à constater les dégâts.

Il aimait mettre des mots sur les faillites de son existence. Un moyen de faire quelque chose avec tout ce qu'il ne faisait pas. Cette élaboration n'avait strictement aucune incidence sur sa vie. Il ne changeait pas d'un iota. Après avoir fait fleurir ses errances, il continuait de les commettre. Ses petites pensées tirées du désastre, s'empilaient comme des strates de feuilles mortes et finissaient par pourrir. Sans doute était-ce de cet humus que parfois naissait un début.

Il aurait soixante ans dans quelques années et il n'avait rien vu passer, rien vécu. Il était passé directement du début à la fin, exactement comme avec la jeune femme ou dans ses tentatives d'écriture. C’était le principe de sa névrose, ne pas faire démarrer le compteur. Ne pas jouer pour ne pas perdre. Rester colle aux rêves des débuts. Il n'avait jamais écrit simplement pour continuer à se croire écrivain. Il ne faisait pas l'amour pour ne pas changer. Il ne voulait pas que la réalité le transforme.

Les jeux étaient faits. A son âge, impossible de rien dénouer. Il se sentait comme une mouche prise dans une bouteille.

Et s'il frappait un grand coup pour se tirer ses propres sables mouvants? S'il prenait un bateau, un avion et qu'il parte au bord des océans indiens ou alors en Alaska dans le coeur de la nature, se planquer dans un vieux bus abandonné pour communier avec les espaces vierges?

Il n'aurait pas dépassé la porte d'Orléans qu'il se trouverait toutes les raisons du monde de rentrer chez lui afin d'être à temps pour voir le film du soir.

Après tout, il n'avait qu'à mourir. Effacer l'ardoise, plutôt que résoudre l'équation.

Une fin à la Martin Eden par exemple. Il piquait du fric à sa mère et il se payait un train pour le sud. Assis sur la plage, il contemplait le couchant une dernière fois. A la nuit noire, il se glissait dans la mer au doux clapot. Il nageait jusqu'au large. Il regardait une dernière fois les lumières qui brillaient au loin, le long de la côte, puis il plongeait sous l'eau. Il épuisait ses dernières forces à aller le plus profond possible, il frôlait des daurades (comme s'il était capable d'en reconnaître une!). Enfin il n'en pouvait plus, il explosait, un moment horrible d'étouffement, puis une langueur, un détachement, une compréhension fulgurante de toutes choses et plus rien.

Quelques semaines plus tard, il était allongé sur son divan et regardait d'une manière distraite, un bout d’un des derniers films de Delon. Il essayait de comprendre pourquoi l'acteur était devenu si mauvais. Qu'est-ce qui s'était passé? Sa grâce s'était épuisée depuis les années quatre-vingt. Il ne jouait plus, il expliquait. Le talent, comme le pétrole, pouvait se tarir.

Il pensa au début qu'il venait de coucher et dont il était plutôt content. Il avait cessé de lutter contre la pulsion intermittente qui le faisait se prendre pour un écrivain.

Il se leva pour relire son texte.

"Six ans après. Cette histoire qui d’ailleurs n’en était même pas une, continuait à vivre en lui. Il pensait encore à elle. Il rêvait d’elle. Il espérait des coups de fil, des mails…Et faisant ainsi, il se figurait que lui aussi existait dans son esprit à elle. Que cette histoire qui n’en était même pas une continuait…

Un matin, un rêve fut particulièrement prégnant. Ils étaient dans le même lit, elle portait un pyjama bleu, le soleil donnait à plein dans la pièce, ils se souriaient. Ils avaient au moins la clairière d’une journée entière devant eux. Tout à l’heure, ils allaient faire l’amour C’était doux. Et puis le réveil en sonnant le ramena à la réalité.

Debout ! les soucis du travail qui revenait par grappes, sa tête horrible dans la glace.. le rasage… la douche pour émerger de derrière des couches accumulées de vieille fatigue…

L’atmosphère de ce rêve flotta dans son esprit tout au long de sa journée de travail. Il la faisait revenir par intermittence comme si elle imprégnait un mouchoir qu'il pouvait presser discrètement contre ses narines. "

Pépère s'était remis devant la télé, il était mal. Son texte était quand même très pleurnichard.

Delon fronçait les sourcils puis de sa démarche nerveuse quittait son chez lui, un appartement de trois cent mètres carrés au moins. Il ne jouait plus les prolos depuis longtemps.

La tête de Pépère moulinait.

Et puis comment continuer? Un flash back. Le type collait un front brûlant contre la vitre de son box d’agent d’accueil et là, un peu rafraîchi, il se souvenait de cet amour perdu, des moments torrides, les bisous échangés dans un café, les branlettes sur la marque du maillot et des moments tragiques, les humeurs de maman l’engueulade sur Internet.

Pépère sentait la partie perdue, encore un début qui resterait un début.

Il était mal. Il n’était pas écrivain.

Il chercha des raisons de s'angoisser d'avantage et les trouva.

Et s'il avait le cancer?

Hier alors qu'il faisait pipi, dans la lavabo, il avait cru voir du sang dans ses urines. Il avait été terrifié. A ce qu'il en savait, cela annonçait un dysfonctionnement des reins, voire un cancer de la vessie. Depuis, il faisait ses besoins les yeux fermés, pour surtout ne pas voir son inquiétude se confirmer.

Il voulait vivre!

Pépère était mal.

Delon, la voix dans la gorge, dans une scène avec une jolie blonde censée être sa fille, signifiait l'émotion d'une manière très peu émouvante.

Pépère éteignit la télé. Il se leva pour aller faire sa sieste.

Il fit pipi sans oublier de ne rouvrir les yeux qu’après avoir tiré la chasse.

Le cancer de la vessie!

Il se coucha. Angoissé, il chercha à fixer son esprit sur quelque chose d’un peu réjouissant.

Il pensa au conte des deux petites grenouilles qui sont coincées dans une jarre de lait. L’une d’entre elle ne voyant pas d’issue se décourage et se noie, l’autre, absurdement, contre toute raison, animée par le seul instinct de conservation, bat des palmes pendant des jours et des jours et finit par se sauver en transformant le lait en beurre.

Pépère se dit qu’il était curieux qu’il se souvienne avec autant de constance de cette fable sur la persévérance appris au Cours Préparatoire alors qu’il s’était montré si peu persévérant durant sa vie.

Pépère pensa à ce prince au nom de fruit qui n’avait pas besoin d’espérer pour entreprendre.

Entreprendre fait espérer.

Il faut battre des palmes.

Ce n'est pas parce que rien de ce que j'ai écris depuis quarante ans n'a abouti qu'il n'y a pas une chance, même infime, que je me réveille un jour sur une motte de beurre pensa-t-il encore.

Statistiquement le soleil pourrait bien ne pas se lever demain matin.

Il ferma les yeux, sentant la détente le gagner.

Un jour, il fera nuit.

Ca ferait un bon début de début.

Et si j’avais le cancer ?

Pépère était mal.

Il essaya de se concentrer sur les petites grenouilles.

F I N